Sugar Dark ~ Français : Fosse 1 - Chapitre 2

From Baka-Tsuki
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2[edit]

Galérien.

À la base, c'était une référence au surnom des criminels d'un ancien temps condamnés aux galères. Comme ces derniers étaient principalement exploités sur les bateaux commerciaux, l'expression avait continué à être usitée dans le cadre d'autres travaux pénibles. Néanmoins, à l'heure où les bateaux n'étaient plus propulsés par des rames, mais par des machines à vapeur et des roues à aubes, tous les criminels purgeant leur peine étaient regroupés sous ce terme. D'après la loi, tous les galériens sans exception avaient l'obligation de réaliser des travaux forcés.

Les galériens se voyaient affectés diverses tâches, telles que : abattre des animaux, ramasser les excréments et autres déchets, extraire des minéraux dans les mines et nettoyer les zones à l'état sauvage. Du fait de la difficulté et de la nature éprouvante de ces tâches, très peu des gens assignés à ces dernières avaient vraiment choisi de les faire. Et dans le cas particulier d'emprisonnement à vie, les galériens étaient forcés de travailler jusqu'à la fin de leurs jours, sans avoir leur mot à dire.

... La pelle qu'on avait donnée au garçon était à peine plus courte d'un pouce que celles qu'il avait pu utiliser par le passé. Le manche était constitué d'un bois ordinaire extrêmement sec et dur, et du métal résistant à l'acide avait été utilisé pour la plaque au bout et pour la poignée. Elle paraissait complètement neuve, comme si elle sortait tout juste de l'usine.

Cela faisait trois jours que le fourgon l'avait amené dans le cimetière public. Et quand le garçon nommé « galérien 5722 » ne dormait pas, il devait utiliser cette pelle pour creuser des trous, encore et toujours.

Son espace de vie était l'exact opposé de sa pelle haute qualité. En guise de lit, on lui avait assigné un peu d'espace dans l'écurie en ruine derrière le manoir. La paille qui était éparpillée au sol était défraîchie et bien qu'il semblait que cela faisait un long moment qu'il n'y avait pas eu de chevaux ici, la puanteur caractéristique du cheptel était toujours imprégnée dans les planches en bois des murs décrépis.

Peu après l'apparition du soleil, le vieil homme ainsi qu'une vieille femme firent leur apparition. À l'exception des vêtements, des cheveux et du nez crochu de vieille sorcière, ils avaient exactement la même apparence. Cependant, contrairement à l'homme qui n'avait pas sacrifié la politesse au nom de la bienséance, la femme, dont le visage était tel qu'il aurait été moins désagréable d'avoir affaire à un cheval, vociféra :

— Allez, debout et au boulot, sale petit vaurien.

Puis, le garçon se remplit l'estomac avec du pain rassis et une soupe extrêmement salée, avant de se rendre au cimetière. Et sous l'aveuglante lumière du soleil, il continua de creuser des tombes pour de futurs cadavres sans broncher.

En réalité, depuis qu'on lui avait retiré le bandeau de ses yeux... Autrement dit, depuis qu'il avait compris qu'on l'avait emmené dans ce cimetière, le garçon se doutait vaguement du sort qui l'attendait. En tous les cas, ce travail pénible lui convenait. Il s'y était déjà habitué. Parce que creuser des trous et des tranchées était la responsabilité première des fantassins.

... Il se demanda combien de chevaliers avaient été retirés des premières lignes du champ de bataille pour être réaffectés dans des unités de fantassins. Quand les armes à feu furent développées après la révolution industrielle, les chevaliers, les lanciers et les archers se virent dépourvus de toute utilité. Vu que tous les fantassins sont équipés d'armes à feu du fait de la production de masse, il y avait une demande accrue pour protéger leurs corps de la pluie de balles. Et comme c'était pratique, les fantassins furent sans cesse déployés... Et, pelle en main, ils se mirent à creuser d'immenses chemins de terre. Ainsi, les soi-disant « taupes du champ de bataille » étaient nées.

Tout juste après avoir extrait une pierre de la taille de sa tête, le garçon se mit à maudire les épaisses racines de l'arbre à ses pieds. Dans le même temps, il offrit une prière silencieuse aux os humains dont personne ne savait à qui ils appartenaient. Peu importe si c'est une étendue sauvage, un terrain plat, l'orée d'une forêt, ou un champ de blé abandonné, je prie pour mes frères taupes, où qu'ils soient... Oui, où qu'ils soient... je prie pour qu'ils soient toujours en train de creuser.

À l'époque, il avait été ravi que la pelle militaire qu'on lui avait donnée avait rallongé la longueur de son bras. Son corps se souvenait de cette longueur. Ainsi, pour le garçon, ni la rougeur de chaleur développée sous son collier, ni l'épi de cheveux à l'arrière de sa tête brûlant sous la lumière directe du soleil n'était plus désagréable que la nouvelle pelle que le vieil homme lui avait donnée et qui était trop courte d'une largeur d'auriculaire.

Néanmoins, un gros trou comme celui-ci n'était sûrement pas utilisé que pour une personne.

Il reprit son souffle pendant quelques temps et jeta un œil à son travail. Comme ordonné, il avait creusé le trou, mais il paraissait assez gros pour contenir une petite maison.

— Si un cadavre recroquevillé était enterré ici, il ne prendrait même pas un dixième de l'espace. Peut-être qu'ils ont l'intention d'utiliser un cercueil vraiment immense, murmura-t-il à lui-même.

Ou, ce qui collait plus au nom d'un endroit appelé « La Fosse Commune », le garçon se demanda combien de personnes ils avaient l'intention d'enterrer dans ce trou.

Après une grande bataille, il y avait tant de cadavres envoyés ici... Était-ce pour cette raison qu'il était ici ?

Bah, ils peuvent utiliser ces trous comme ça les chante, c'est pas mon problème.

Il y avait quelque chose d'autre sur lequel il devait réfléchir, quelque chose qu'il devait découvrir.

Depuis trois jours qu'il était là, s'évader était la seule chose à laquelle il pouvait penser pendant qu'il creusait. Étrangement, il semblerait qu'à cette fosse commune, il était le seul prisonnier à travailler.

Son gardien... Non, bien qu'il surveillait le garçon vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si Daribedor venait à faire quelque chose, alors personne ne saurait où le garçon était. Si d'une façon ou d'une autre le garçon parvenait à se cacher quelque part, alors ne serait-il pas libre de cette stupide existence de creuseur de trous ? Malheureusement, s'il échouait dans sa tentative, alors il était réellement condamné jusqu'au restant de ses jours aux travaux forcés en tant que « Galérien 5722 ».

— C'est pas une blague, murmura-t-il encore et encore tout en creusant.

C'est vraiment pas une blague. Il faut que je m'échappe de cet endroit. Cet endroit glauque et déprimant...

Comparativement aux habituels barreaux de prison et autres chaînes qu'il avait pendant son procès, l'absence de contraintes à la fosse commune était une occasion rêvée. Tout d'abord, il lui fallait se faufiler hors d'ici. Puis, il lui fallait un nouveau nom, devenir quelqu'un d'autre, et commencer une nouvelle vie là où la police ou l'armée ne pouvaient pas l'atteindre...

Pendant son dur labeur, où il ne pensait qu'à son évasion, vint la nuit de son troisième jour de travail. Le cimetière après la disparition du soleil devenait plus inquiétant que jamais. Dans l'étable en ruine, le vent soufflait à travers les fissures, ce qui rendait l'endroit particulièrement froid. Il doutait que l'idée selon laquelle il aurait pu avoir besoin d'une lampe ou d'une bougie ait traversé l'esprit de quiconque dans le domaine. Alors, à chaque fois que les nuages cachaient la lune et les étoiles, son étable était complètement plongée dans les ténèbres. C'était exactement comme quand on lui avait bandé les yeux. Il n'avait pas d'autres choix que de tirer sa couverture. Pire, s'endormir la première nuit s'était avéré difficile, mais en plus de ça, il devait l'avouer... terrifiant.

Les fantômes n'existent pas. Au fond de lui, il le savait bien.

Malheureusement, seul plongé dans l'obscurité la plus totale, avec des grincements de charnières et le bruit menaçant et à glacer le sang du vent qui soufflait dans l'étable à travers les fissures, il ne pouvait s'empêcher de penser que quelqu'un approchait.

Évidemment, s'il avait sauté hors de son lit et forcé sur ses yeux, il aurait pu confirmer qu'il n'y avait personne d'autre. Pourtant, alors que cette sensation revenait encore et encore, il se mit à se demander s'il ne croyait vraiment pas aux fantômes ou aux esprits qui s'échappent des cadavres.

Enfin, tout du moins, cet endroit ne devait sûrement pas manquer de cadavres plein de regrets.

Bien qu'il était mort de peur, pendant deux jours, ses peurs s'étaient avérées n'être qu'une pure perte de temps.

Fort heureusement, (enfin, il ne savait pas vraiment si c'était vraiment une bonne nouvelle, mais) la troisième nuit, il n'y avait pas un seul nuage, et la lune était claire. À tel point qu'il pouvait clairement voir le bout de ses orteils, ce qui était idéal pour pouvoir se balader.

Le garçon se leva de son lit en paille. Alors qu'il se leva, le chien noir qui était comme à son habitude affalé sur le sol devant l'entrée de l'étable regarda dans sa direction.

— Je vais juste pisser. Tu vas sûrement jamais dans ton propre lit, hein ? dit le garçon tout en lui faisant un léger signe de la main.

Le chien sortit alors de l'étable avec le garçon tout en le suivant de près.

Il est bien dressé, quoiqu'un peu flippant, mais il semble comprendre ce que je lui dis.

Il se rappela des deux entraves à son évasion.

Le collier autour de son cou mais également... ce chien.

Quoi que le garçon fasse, le chien noir nommé « Dephen » le surveillait toujours. Et même si le garçon n'était pas directement dans son champ de vision, il avait l'impression de toujours être dans sa zone de perception. Alors quand le garçon allait quelque part, « Dephen » finissait toujours par se retrouver derrière lui à un moment ou un autre.

— En aucun cas vous ne devez envisager vous échapper, lui avait dit Daribedor le premier jour. Dephen ici présent est un excellent gardien de cimetière. Qui plus est, c'est également un chien de chasse hors pair. Son odorat et ses griffes font de lui un geôlier inégalé.

Un chien en guise de geôlier ? Au début, le garçon n'était qu'à moitié convaincu mais...

Pendant les trois jours où il avait été sous surveillance, ce chien avait accompli sa tâche avec un haut niveau d'excellence. Dans un passé lointain, les humains s'étaient souvent battus contre des chiens et il était difficile de s'en sortir indemne. Même si le garçon ne savait pas vraiment ce qui se passerait s'il réussissait à prendre le chien par surprise avec sa pelle, cela était vain vu que le chien ne lui laissait jamais l'occasion de le faire.

Il aurait aimé que Dephen baisse sa garde pendant qu'il mangeait. Néanmoins, malgré le fait que le garçon se nourrissait essentiellement de bouts de pain, ce chien était vraisemblablement capable de le localiser grâce à son flair.

Après s'être soulagé la vessie, le garçon ne retourna pas directement à l'étable. Au lieu de ça, il marcha sans but le long de la clôture du manoir. Il était réticent à l'idée de se diriger vers le cimetière. Rien que le bruissement des feuilles avec le vent le mettait mal à l'aise.

Mais... Rien ne va surgir dans la nuit, pas vrai ? Genre un homme sans jambe ou quelque chose du genre.

Quand bien même il aurait décidé de remettre à plus tard son évasion, il lui était nécessaire de savoir à quoi ressemblait le cimetière sans lumière du soleil. Au cas où il s'échappait au beau milieu de la nuit, il allait devoir traverser la sombre forêt inconnue peu importe la direction choisie... et cela relevait très certainement du suicide. Pourtant, même en considérant qu'il puisse effectivement marcher jusque-là, il ignorait comment rejoindre la ville la plus proche. Même s'il venait à tomber sur des traces de roues, et c'était déjà optimiste, il lui allait être nécessaire de longer la route. Et pour ce faire, il allait devoir passer par le cimetière.

Tout va bien. Les fantômes n'existent pas. Et puis, cette tourelle de combat était encore plus terrifiante que ça quand elle était pointée vers moi, non ?

Après s'être rassuré comme il le put, le garçon s'avança aussi prudemment que quand il avait les yeux bandés et pénétra dans le cimetière. Les innombrables pierres tombales baignaient sous le clair de lune, créant une lueur bleutée qui se détachait nettement au milieu de l'obscurité. Mais dans le même temps, la véritable couleur de ces pierres érodées lui faisait penser à des os.

Il avait l'intention d'apprendre à traverser le cimetière de long en large, mais vu que sa vision ne pouvait rien percevoir dans cette profonde obscurité, il se mit plutôt à penser que ce cimetière était bien trop grand. Peu importe où il regardait, il voyait toujours les mêmes pierres tombales éparpillées ici et là avec une sombre forêt oppressante au loin. Et vu qu'on l'avait fait tourner dans tous les sens quand il avait les yeux bandés, le garçon était persuadé qu'il n'allait pas être en mesure de rentrer à l'étable. Pourtant, aussi étrange cela puisse-t-il paraître, le fait que l'antipathique chien noir était toujours en train de le suivre était en fait rassurant.

— Galérien, que vous soyez rassuré par le fait que votre geôlier ne soit pas à vos côtés ou non, soyez sûr que ce chien de garde vous accompagnera.

Alors qu'il repensa aux paroles de Daribedor, un sourire amer émergea involontairement sur ses lèvres.

Écoute, tout va bien. Cet endroit est peut-être propice à ces superstitions, mais au final, les fantômes n'existent que dans les histoires.

Tandis que le vent soufflait et à mesure qu'il marchait à travers le cimetière, son moral se retrouva revigoré pour une raison ou une autre.

Bien entendu, il était conscient que ce n'était que du bluff. Sa nuque sous le collier, et même ses deux bras musclés avaient la chair de poule. Ça suffira pour aujourd'hui... Je devrais continuer demain... Telles étaient les légères pensées qui traversaient son esprit à chacun de ses pas.

Soudain, il se rendit compte qu'il se tenait face au trou qu'il avait creusé plus tôt ce jour-là. De là où il se trouvait, il avait l'impression qu'on pourrait construire une cave dans cet immense trou. Le clair de lune n'atteignait pas le fond et les ténèbres paraissaient être liquide, formant comme une flaque au fond du trou... Il n'y avait également aucune inscription sur la pierre tombale. C'était une tombe qui n'appartenait à personne.

Pendant la journée, il s'était demandé qui allait être enterré là.

Et maintenant, des questions sur ce qu'il allait advenir de lui après sa mort s'amoncelèrent dans son cœur.

On lui avait informé en détails de ce qu'il encourait s'il venait à briser une des règles de confinement du camp de détention. Mais personne ne lui avait dit ce qu'il se passerait s'il venait à mourir ici. Par exemple, si jamais son évasion échouait et qu'il mourrait la trachée rongée par le chien noir, est-ce que son corps allait être enterré dans ce même cimetière ?

Pour le garçon, ça ne changeait pas grand-chose, vu qu'il n'y avait personne pour pleurer sa mort. Qui plus est, lors du procès, il avait été décidé que le nom du garçon, celui que son père lui avait donné, lui était retiré. Alors, de toute façon, il n'y aurait vraisemblablement aucun nom sur sa pierre tombale.

Le fossoyeur n'avait aucune tombe en son nom.

Cette pensée sarcastique le fit à nouveau sourire amèrement. Mais il ignorait s'il devait se sentir triste ou frustré par la situation. C'était un sentiment vague qui le faisait se sentir vide. En fait, ce vide ressemblait aux ténèbres de cette profonde tombe.

Tout en écoutant le bruit d'une soudaine bourrasque, il se mit à penser qu'il avait entendu quelque chose d'autre. Cela ressemblait au froissement de vêtements... comme quelque chose qui serait en train de bouger.

Après avoir tourné la tête en direction du bruit, le garçon remarqua que le chien avait disparu sans qu'il s'en rende compte.

Une goutte de sueur froide coula le long de sa nuque.

Enfin seul, le garçon se souvint dans quel genre d'endroits il se trouvait. Et donc, comme une personne se sentant coupable, il se mit précipitamment à regarder autour de lui.

Le groupe de pierres tombales l'entourant...

L'immense trou à ses pieds...

La bruissante et sombre forêt...

L'énorme lune légèrement descendante...

Mais aussi, à peine visible dans son champ de vision...

Il y avait quelque chose.

À part moi, qu'est-ce qu'il pourrait bien y avoir dans ce cimetière perdu au beau milieu de la nuit ?

... Son esprit se vida.

Quoi que ce fusse, c'était de la taille d'un humain portant une capuche presque noire, bleue foncée. Son pardessus atteignait presque ses pieds et flottait dans le vent.

Un spectre. Une créature. Un revenant. Les troublants contes de fée que les adultes lui avaient racontés en long, en large et en travers quand il était petit se bousculèrent dans son esprit.

La capuche créait une ombre, empêchant le garçon de voir le visage de la personne. Cependant, il était sûr que cette dernière l'avait vu. Après tout, elle venait dans sa direction.

Devrais-... je... m'enfuir ?

Il lui était difficile de respirer. Il ne s'enfuit pas, mais seulement parce que son corps ne pouvait pleinement entendre le cri de désespoir de son esprit. Sa peur avait pris le dessus, le faisant paniquer. Son esprit s'était complètement effacé. Ses jambes étaient paralysées, comme s'il était un soldat face à une grenade lancée. Sa tête se mit à tourner violemment, et il se mit à trembler sur place. Peut-être était-ce une forme de bienveillance ou de pitié de la part des cieux si sa vessie était vide.

Tout en se déhanchant lentement, la personne approchant s'avançait en fait très lentement, mais le garçon n'avait aucun moyen de s'en rendre compte.

Est-ce que... je perds conscience...

C'était une sensation étrange. Il devait s'enfuir. C'était la seule chose à laquelle pensait le garçon. Il devait s'enfuir. Loin de ce fantôme... Loin de ce cimetière. Même s'il avait l'impression que ses jambes avaient pris racine, il rassembla tout ce qui lui restait de forces dans celles-ci et leur ordonna de bouger.

Mais l'instant d'après, ses jambes se dérobèrent et il tomba brusquement. Pendant sa chute, pour une raison ou une autre, il avait l'impression que la distance qui le séparait du sol était plus grande qu'elle aurait dû être.

Rien de bien n'était arrivé finalement.

Au milieu du cimetière et de la nuit, le garçon perdit conscience.

... Mais le bref instant avant que tout devienne noir, il crut apercevoir un visage blanc sous la capuche de la créature.


#


... Son plus vieux souvenir était un son. Il pouvait entendre un très grand bruit métallique par intermittence venant de la pièce à côté de sa petite chambre. Il regardait un plafond visiblement ancien, quelque chose qui ne lui était que trop familier... Le plafond de sa maison... De sa maison dans sa ville natale.

Tout en veillant à ne pas réveiller ses frères endormis à côté de lui, le jeune garçon se glissa silencieusement hors de son lit. Les pieds sur le sol, son champ de vision était bien plus bas qu'il l'était aujourd'hui... Il se doutait vaguement que c'était un rêve d'un souvenir d'enfance.

Ting... Ting...

Il réalisa rapidement ce qu'était ce bruit. Son tailleur de pierre de père était en train d'utiliser un marteau et un burin.

Le jeune garçon fixa des yeux le dos rond de son père assis sur un petit escabeau en train de mettre tout son cœur pour tailler une pierre.

En vérité, il n'arrivait pas vraiment à se remémorer la voix de son père. Mais il se souvenait que c'était quelqu'un de persévérant et de calme. En fait, il était extrêmement calme... autant qu'une pierre. Peut-être qu'à force de faire face à une pierre, nos corps et cœur finissent par devenir aussi durs qu'elle. La barbe courtement taillée de son père semblait aussi hérissée que la brosse qu'il utilisait. Et les paumes de ses mains légèrement sales étaient aussi rugueuses que la peau d'un éléphant.

Quant à sa taille... L'homme n'était en aucun cas plus grand que le garçon à l'heure actuelle. En fait, en y réfléchissant bien, il était vraisemblablement étrange que quelqu'un d'aussi grand que lui soit le fils d'un homme de carrure aussi petite. Néanmoins, dans ses souvenirs, il se souvenait que son père lui paraissait assez grand. Et son corps fort et massif faisait forte impression.

Alors que le garçon continua à fixer du regard sans bouger le dos de son père, ce dernier tourna la tête vers lui.

— Tu n'arrives pas à dormir, XXXXX ? demanda-t-il, en prononçant le prénom du garçon.

Il n'arrivait pas à se souvenir précisément de sa voix, sûrement parce que c'était un rêve. Et la voix qu'il entendait était plus vive que celle de son père. Malgré tout, le garçon ressentit comme un soulagement. Vraisemblablement parce que son père l'avait appelé par son nom...


#


Depuis quand je me suis mis à rêver de mon père... pensa le galérien au milieu de son sommeil.

Il se réveilla brusquement... Si possible, il allait devoir se préparer pour le travail du jour avant que cette satanée vieille chouette ne revienne. Pourtant, pour une certaine raison, son lit était si chaud et confortable qu'il n'avait pas envie de se lever. C'était exactement comme la superbe sensation que l'on ressent quand nos sens et notre conscience s'évanouissent dans un bon bain chaud. Et juste pour un peu plus longtemps, il se dit que ce n'était pas grave de rêver de son père un peu plus.

Tout à coup, il put sentir le goût de la terre dans sa bouche.

À cause de cette sensation déplaisante, le garçon ouvrit les yeux.

Cependant, sans qu'il ne sache pourquoi, son côté gauche était complètement noir. Il tenta de cligner des yeux, mais une douleur aiguë se fit sentir dans son œil gauche. Et alors qu'il se tourna sur un côté, il aperçut à sa droite un mur de terre.

— Hein...?

Pour commencer, il se leva et ce n'était pas ses draps mais de la terre qui tomba de son corps. Ce dernier était à moitié enterré dans la terre... Ou plutôt, il avait été enterré.Le fait que le garçon se trouvait désormais dans la tombe qu'il avait lui-même creusé plus tôt dans la journée n'était pas une plaisanterie.

Oh, c'est vrai, je me suis évanoui.

Avant même qu'il ne puisse comprendre ce qui se passait au-dessus de lui, des mottes de terre se mirent à tomber et à recouvrir sa tête.

— Waaaah, beurk, arg...

Tout en recrachant la substance étrangère, le garçon leva la tête.

— Oh, tu étais vivant ? prononcèrent des lèvres aussi roses que des pétales de cerisier.

La plaque d'une pelle, qui ressemblait trait pour trait au nouvel outil que le garçon avait reçu, semblait briller d'un éclat argenté alors que le clair de lune se reflétait sur le métal. Dans la pelle se trouvait la motte de terre suivante, mais détail plus intéressant, une fille tenait cette même pelle et le regardait du haut du trou.

— ...

La pèlerine bleue foncée que portait la fille était manifestement la même que celle qu'il avait aperçue avant de s'évanouir. Et ce qu'il avait vu sous la capuche paraissait on ne peut plus humain, mais en réalité, c'était même magnifique. Du moins, c'est ce qu'il pensait. Pour une raison différente de la peur, il en oublia même de respirer en la voyant.

Pendant un instant, elle dévisagea mystérieusement le garçon immobile dans le trou. Mais alors, elle pencha légèrement la tête de façon dubitative et demanda :

— Ou est-ce que tu bouges malgré le fait que tu sois mort ?

— ... Qu'est-ce que tu racontes ? lâcha le garçon en réponse à la question des plus étranges qu'elle venait de poser, ayant retrouvé ses esprits.

Sa voix était douce et magnifique. Ses yeux bleus foncés étaient emplis de méfiance, et sous sa capuche débordait une soyeuse chevelure brune-rousse. Du haut de ses seize ans, il n'avait jamais vu créature si charmante. Et il pensa que ça n'allait pas être le cas dans le futur non plus.

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... Une seconde. Du calme. Tu te souviens où t'es ? se demanda le garçon à lui-même, tout en fermant fermement ses yeux.

Tout en essayant de calmer son cœur palpitant, un grand nombre de questions se soulevèrent en lui.

Il allait sans dire que le visage de la fille sous-entendait qu'elle ne l'avait pas vu travailler au cimetière les jours précédents. Même avec un coup d'œil furtif, il était persuadé qu'il n'aurait jamais pu oublier son visage. Mais que pouvait-elle bien faire dans un endroit pareil à une heure aussi tardive ? Non, tout son corps sentait que ce n'était pas naturel pour une fille de traîner seule dans un cimetière au beau milieu de la nuit.

Elle semble humaine, mais rien ne me dit que ce n'est pas un joli fantôme...

Non, pour commencer...

— Qui es-tu ? demanda le garçon, debout sur ses pieds.

Comme prévu, la fille encapuchonnée jeta un regard mystérieux vers le garçon. Bien qu'elle ne paraissait ni paniquée ni effrayée, son visage exprimait un mélange entre confusion et intérêt. C'était comme si au beau milieu d'une balade le long d'une route, elle avait croisé un poussin en train d'éclore de son œuf.

Au début, la fille demeura muette, mais alors qu'il commença à se demander si son silence était dû au fait qu'elle ne comprenait pas la question, elle finit par répondre :

— Meria Fosse Commune[1].

Il lui fallut un certain temps avant de comprendre la série de mots qui composait son nom.

— Meria ? Comme pour obtenir confirmation, il répéta le nom et la fille acquiesça légèrement.

Pour continuer, le garçon demanda :

— Qu'est-ce que tu fiches ici au beau milieu de la nuit ?

La fille répondit :

— Quoi de plus normal pour une gardienne de cimetière ?

Comme si cela suffisait à compléter son explication, la fille... Meria se tut.

Incapable de supporter son regard silencieux plus longtemps, le garçon détourna les yeux et décida de s'extirper du trou. Alors qu'il était occupé à escalader le trou qui était d'une profondeur aussi grande que lui, il finit par remarquer les traces de pas en pagaille à l'endroit où il avait perdu l'équilibre.

Il semblerait qu'au moment où il avait cru que Meria était un fantôme et avait tenté de s'enfuir, il était tombé, s'était cogné la tête et s'était évanoui. C'était sûrement la cause de la douleur sourde qu'il ressentait au niveau du cou. Il n'y avait vraiment rien de plus pénible que ce genre de douleur. Enfin, le fait que la fille prêtait à peine attention à ses efforts lui brûlait la peau. Le visage rouge, il finit par s'extraire du trou.

Une fois les pieds sur la terre ferme, il se leva et c'était cette fois-ci lui qui devait baisser les yeux pour la regarder tandis qu'elle devait désormais lever les siens. Debout face à face, la fille lui arrivait au niveau de la poitrine. Pour une fille, il devait admettre qu'elle était plutôt ordinaire de ce point de vue.

Elle devait avoir au moins son âge. Son corps menu de la tête aux pieds était complètement couvert par sa pèlerine bleue foncée et mis à part son visage, la seule partie visible de son corps était ses pieds blancs nus.

— ... Et toi, qui es-tu ? demanda la fille, en penchant la tête sur le côté dubitativement.

Il pouvait voir son reflet dans ses yeux bleus clairs, qui étaient telle la surface d'un lac sans vague.

Qui es-tu ?

Cette question et son regard pur semblaient le transpercer directement au plus profond de son âme.

Eh bien... qui je suis... en fait ? Il se demandait comment répondre et une multitude de réponses possibles inondèrent son esprit.

Le troisième fils d'un tailleur de pierre, une taupe du champ de bataille, un tueur d'officier supérieur, galérien 5722. Et maintenant, le fossoyeur sans nom. Chacune de ses dénominations était correcte et lui correspondait effectivement.

Cependant...

Personnellement, comment est-ce que j'aimerais qu'on m'appelle ?

— Mole.

On lui avait retiré... son véritable nom.

— Je m'appelle Mole Reed[2].

... à sa naissance... c'était le nom que son père lui avait donné.

Ce mot était différent de la terre qu'il avait dans la bouche. Il était parvenu à le dire sans ressentir de malaise.

Quand il y repensait, c'était un nom ridicule. Mais tant que la mémoire d'une personne subsistait, il était impossible de lui arracher son nom.

— Mole, hein ?

Comme si elle imitait son visage interloqué un peu plus tôt, elle répéta le nom du garçon.

Le garçon fit un pas en arrière pour se distancer un peu de la fille.

Puis, comme pour protéger son cœur, il agrippa sa poitrine.

Pourquoi j'ai été aussi surpris alors qu'elle n'a fait que prononcer mon nom ?

Surpris qu'il puisse être choqué pour si peu, il se mit frénétiquement à fouiller son esprit en quête de la raison. Peut-être, se disait-il, qu'il avait complètement oublié ce que cela faisait d'être appelé par son nom.

Ce doit être ça. C'est la seule raison plausible.

La fille pencha à nouveau la tête sur le côté de façon dubitative, ses cheveux brillant se balançant légèrement devant sa poitrine.

— Dans ce cas, qu'est-ce que tu faisais ? lui demanda la fille.

— J'étais juste en train de... pi-...

— ...

— ...

— Pi ? demanda Meria avec une jolie voix, répétant le dernier mot de la phrase qu'il hésitait à prononcer.

— De me soulager la vessie, reformula Mole, la poitrine nouée.

— Je vois. La fille acquiesça, et dans le même temps, dans l'interstice entre sa capuche et ses cheveux, il put apercevoir sa menue clavicule.

— Ah, euh...

Tout en bredouillant, il chercha ses mots.

Bien qu'il devait avoir bien des questions à lui poser, le fil de sa pensée était étrangement lent, et il était incapable de se souvenir de ce qu'il voulait demander. Les yeux rivés sur la fille, il pouvait sentir que son esprit s'engourdissait petit à petit, comme la fois où il avait été soûl et avait fumé un joint. Mais c'était la première fois qu'il ressentait ça juste en parlant avec quelqu'un. Et c'était loin d'être désagréable...

Soudain, la fille se retourna.

— Eh bien, sur ce... dit Meria, en se mettant brusquement à s'éloigner comme si elle avait perdu tout intérêt en lui.

— A... Attends une seconde ! cria impulsivement Mole.

— ...?

— Non... cette...

Bien qu'il n'y avait rien de mal à lui demander d'attendre, comme d'habitude, son esprit fonctionnant à moitié n'avait pas la moindre idée de quoi dire ensuite. Elle le regarda par-dessus son épaule. Avec sa capuche masquant la moitié de son visage, la fille le regardait droit dans les yeux sans cligner les siens, comme s'ils jouaient au jeu de celui qui tiendra le plus longtemps.

Il ignorait si elle était trop consciencieuse ou pas, mais malgré le fait que le garçon était incapable de trouver ses mots, la fille attendit sans broncher qu'il continue, comme si le temps s'était arrêté.

— ... Cette pelle, elle est à moi. Excuse-moi, mais est-ce que tu pourrais la laisser là ? demanda-t-il d'un ton manquant de confiance tout en pointant du doigt la dite pelle.

Meria tenait la pelle du garçon, mais après qu'il eut parlé, comme si elle s'en était finalement souvenue, elle baissa le regard vers ses mains. Puis, elle jeta un œil en direction du trou de Mole qu'elle avait commencé à reboucher plus tôt, avant de se tourner vers le garçon.

— C'est toi qui as creusé ce trou ? demanda-t-elle.

Le garçon acquiesça et Meria, avec un regard difficile à cerner, continua à le dévisager.

Puis, sans crier gare, elle se rua sur lui, en trébuchant presque du fait de la vitesse. Mais avant de lui rentrer dedans, elle s'arrêta à un pas de lui et tendit la pelle en métal. Par réflexe, le garçon accepta la pelle. Comme précédemment, aucune remarque ni trait d'esprit ne lui vint à l'esprit.

Au lieu de ça, il dit :

— Merci.

Bien qu'il ressentait qu'il n'était pas nécessaire de la remercier de lui avoir rendu ce qui lui appartenait, il était de toute façon incapable de dire quoi que ce soit d'autre.

— ...

Pour une raison ou une autre, la fille se mit à rapidement cligner des yeux. Alors qu'elle le regardait, il put apercevoir le reflet de la belle lune dans ses yeux. Puis soudain, comme battant en retraite, elle prit ses distances de lui.

— Au revoir, dit la fille. Hum... Mole ?

— Oui...?

Alors que le garçon demeura inerte, Meria s'en alla sans se retourner.

Mole fixa du regard la silhouette de sa pèlerine, mais après un moment, il disparut dans les ténèbres... tel un fantôme.


  1. Le kanji se lit en fait Meria de la Fosse Commune, mais le katakana utilisé ne mentionne pas « de la ». Il est possible que l'auteur ait voulu faire sonner ça comme un nom, même si en japonais, cela sonne plus comme un titre.
  2. La version anglaise a utilisé la graphie Muoru, qui est la prononciation japonaise du mot anglais mole (taupe), afin d'éviter toute confusion.


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