La princesse et le pilote : Chapitre 7

From Baka-Tsuki
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Portant sur son dos un Charles en lambeaux et couvert de sang, Fana avançait pas à pas sur le sable blanc de la plage.

Le ciel au-dessus d'elle était d'un rouge léger, transparent.

Le soleil était une boule de magma en fusion suspendue bas sur l'horizon, et sa lumière teignait d'écarlate les nuages qui flottaient au-dessus de l'île.

Quelques palmiers se dressaient à la limite de la plage. Fana porta Charles jusqu'à cet endroit, et le laissa tomber sur le sable.

Le souffle coupé, elle le retourna pour le mettre sur le dos, puis s'effondra à côté de lui. Ces trois derniers jours, elle s'était trouvée soit dans les airs, soit sur la mer, si bien qu'elle rendait grâce au ciel de se sentir sur la terre ferme.

Un vent salé balayait le rivage. Sa respiration entrecoupée se calmait peu à peu, et seul le bruit des vagues atteignait ses oreilles.

Elle se mit sur son séant, contempla tristement la silhouette ensanglantée de Charles, et lui passa la main dans les cheveux pour en retirer un peu de sang séché. Le tissu de nylon qu'elle lui avait noué autour de la tête à la hâte était déjà rouge de sang.

Elle se leva pour aller fouiller dans la soute du Santa Cruz, et posa sur le sol ce qu'elle y avait trouvé. Un équipement d'urgence était rangé dans un coffre de bois, étroitement attaché pour survivre aux rudes conditions de vol. Elle ressentit du soulagement quand elle y découvrit une trousse de premiers secours.

Cependant, elle n'avait jusque là jamais soigné personne.

Elle s'assit à côté de Charles et enleva la toile de parachute qui lui bandait la tête n'importe comment. L'envers du nylon était trempé de sang. Après un bref moment de choc, elle appliqua sur la blessure une compresse désinfectante, et fit un nouveau bandage. Elle renouvela l'opération plusieurs fois. Elle ne pouvait dire que c'était bien, mais elle pensa que c'était au moins satisfaisant.

Charles dormait toujours. Elle tâta son visage ; il n'était ni brûlant, ni froid. Une nuit de repos devrait le remettre sur pied, pensa-t-elle pour s'encourager, et elle s'enfonça dans le bois de palmiers, un seau de métal à la main.

Il lui fallait de l'eau pour nettoyer Charles de son sang.

Elle se fraya un chemin à travers l'épaisse végétation, passant devant d'énormes fougères recourbées et des plantes d'une couleur suspecte, et découvrit un marais où croupissait une eau noire. Ne se fiant pas à cet aspect peu engageant, elle poursuivit courageusement son chemin.

La nuit tombait. Elle entendait à présent des bruits inconnus. Elle jeta un regard autour d'elle, se sentant observée, quand elle aperçut un gros singe assis sur un tronc penché, qui la regardait avec des yeux que le clair de lune faisait scintiller d'or.

Elle réprima un hurlement, tourna le dos à l'animal et continua de marcher. Elle aurait voulu faire demi-tour, mais quelque chose lui disait qu'elle trouverait de l'eau juste un peu plus loin. Aiguillonnée par son intuition, elle parvint à la lisière du fourré, et une nouvelle plage s'offrit à sa vue.

Elle regarda au-delà ; très très loin, le soleil semblait se pelotonner derrière la chaîne des montagnes comme sous une couverture verdoyante. Sa lumière affaiblie brillait par les brèches des vallées entre les sommets, envoyant des rayons vers les nuages.

Entre deux mamelons coulait un torrent solitaire, qui traversait la plage devant Fana pour se jeter dans l'océan. Le ciel se réfléchissait dans son eau limpide.

Elle tomba à genoux, serra ses mains sur sa poitrine, et exprima sa gratitude : « Ahh, merci, mon Dieu. »

Avec de pénibles efforts, à bout de souffle, Fana réussit à revenir à travers le fourré de palmiers en portant le seau rempli d'eau.

Le soleil s'était couché quand elle rejoignit Charles. La plage miroitait sous le clair de lune. L'air était tiède autour d'eux ; si la nuit était fraîche sur l'océan, sur cette île il n'y avait pas à se soucier autant du froid.

Avec une allumette elle alluma une chandelle et la cala dans le sable. Puis elle plongea un chiffon dans l'eau, et essuya le visage ensanglanté de Charles. En rougissant, elle lui enleva sa combinaison de vol, nettoya avec du cognac les blessures que lui avaient faites les éclats de verre, et y appliqua des compresses.

Charles gardait une expression paisible. Sa respiration était calme. Pensant qu'il se remettrait si on le laissait tranquille, après l'avoir soigné tant bien que mal Fana étendit sur lui une couverture.

Les bruits de l'île s'étaient tus.

Elle n'entendait plus ni les oiseaux ni les vagues. Il y avait juste l'océan, le ciel, les étoiles, et la lune, et Charles.

Elle s'assit à côté de lui, et contempla les vagues qui mordaient sur la plage.

La nuit d'été exhala une bouffée de brise tiède. Le sable gardait la chaleur de l'après-midi, et l'air immobile restait chaud.

En cet instant, elle était libre de faire ce qu'elle désirait. C'était un moment rien que pour elle, sans personne pour la surveiller, le genre de moment qui n'arrivait jamais à Rio de Este.

Elle retourna à l'arrière du cockpit, se changea pour mettre son maillot de bain, et sauta dans l'océan nocturne.

L'eau était chaude et agréable sur sa peau.

Nageant sur place, flottant parmi les vagues, elle contemplait paisiblement les étoiles dans la nuit.

La lumière nette du clair de lune baignait la blancheur de son corps.

Elle s'était raidie contre la mort si souvent durant la journée. Mais elle avait survécu. Et à présent elle était en train de nager dans l'océan sous la nuit.

Ecartant bras et jambes, elle leva le regard vers le ciel étoilé, et prit une décision.

« Je vais changer. »

Alors qu'elle se murmurait ces paroles à elle-même, au plus profond de son âme, un poids se dissipa.

Impatiente, elle retourna sur la plage et, toujours en maillot de bain, s'assit près de Charles.

Le regard déterminé, elle détacha ses cheveux. Puis elle leva les ciseaux qu'elle avait utilisés pour couper les bandages et approcha les lames de sa chevelure de fils d'argent.

Les mèches coupées dansèrent dans la brise nocturne et disparurent en direction de l'océan.

Le clair de lune couleur d'or glissa sur ses cheveux, coulant vers son menton.

Sa tâche achevée, elle se passa la main dans les cheveux. Alors qu'un instant auparavant, sa chevelure lui tombait jusqu'à la taille, elle la sentait à hauteur de nuque à travers ses doigts.

Sans miroir, elle ne pouvait voir son apparence, mais cela suffisait pour le rituel de sa renaissance.

« De quoi ai-je l'air ? » Elle sourit à Charles avec espièglerie. Pas de réponse. Elle tendit le bras et lui pinça la joue. Il continua à dormir sans réagir, en toute innocence.

Elle retira sa main et murmura : « Je suis en vie, grâce à vous. »

C'était une pensée honorable.

Mais alors qu'elle prononçait ces paroles, elle fut inondée de tristesse.

Son coeur lui fit mal comme si on lui le lui arrachait. Et en même temps que la douleur, elle fut envahie d'une émotion qu'elle n'avait jamais ressentie jusque là.

C'était un sentiment qu'elle éprouvait pour la première fois de sa vie, un sentiment amer autant que doux, à la fois douloureux et agréable.

Fana ne savait que faire. Elle s'enroula donc dans une couverture et s'étendit auprès du pilote.

Dans la nuit tropicale, on n'entendait que le souffle de la respiration de Charles qui dormait.

Fana attendait le sommeil, écoutant cette respiration. Des émotions contradictoires jaillissaient de son coeur bouleversé, se heurtant les unes aux autres avec violence, l'empêchant de dormir.

« Charles », appela-t-elle, incapable de se retenir plus longtemps. Roulant sur elle-même, elle fixa son visage dans le clair de lune. Dans son coeur la douleur s'intensifia.

« Charles » appela-t-elle à nouveau. Pas de réponse. Elle aurait voulu l'entourer de ses bras, enfouir son visage contre son dos, et dormir.

Quand elle se rendit compte du cours que prenaient ses pensées, elle rougit, s'écarta de Charles, se recroquevilla en plongeant la tête sous sa couverture.

Elle entendait son coeur battre à grands coups. Pleine de gêne et de confusion, elle s'obligea à fermer les yeux, et attendit le sommeil.


Le soleil du matin perça la brume sur l'océan et illumina la plage où reposaient Charles et Fana.

Charles fut le premier à se réveiller.

La forte lumière lui sauta en plein visage et le fit grimacer. Il secoua légèrement la tête et tenta de se mettre sur son séant, mais tout son corps était perclus de douleur.

« Uggh », gémit-il. Il tâta sa blessure à la tête, et prit conscience du bandage maladroit qui l'enveloppait.

A côté de lui Fana dormait paisiblement, roulée en boule sous sa couverture, lui tournant le dos.

Il posa sur elle un œil distrait, puis sur la plage, balaya du regard le fourré de palmiers, tout en remontant le fil de ses souvenirs.

Ils avaient volé tout droit au coeur d'une flotte ennemie, avaient été pourchassés par des missiles, puis par des Shinden… et il avait été blessé à la tête au cours de ce dernier affrontement.

Ses souvenirs ensuite restaient brumeux. Il se rappelait avoir désespérément écouté Fana, et avoir laissé son instinct le guider. Une forte pluie tombait dans l'habitacle, et tenir le manche était pénible. Il avait de nombreuses fois cru que c'était la fin.

Il ne savait pas comment ils s'étaient débarrassés des Shinden. Il se rappelait vaguement avoir traversé la Grande Chute et trouvé Sierra Cadis. Mais en dehors de cela, rien, malgré tous ses efforts.

Avec difficulté il réussit à se mettre debout sur le sable, et s'étira avec précaution. Il avait fini par s'apercevoir que son torse nu était tailladé d'un grand nombre de blessures. Probablement à cause des éclats de verre. Mais toutes les plaies avaient été désinfectées. Sans aucun doute c'était Fana qui l'avait soigné. Plein de reconnaissance mais aussi de remords de lui avoir donné tant de dérangement, il baissa le regard vers la jeune fille, pelotonnée dans sa couverture.

Il avait incroyablement faim. Il avait perdu trop de sang.

Il but de l'eau de sa gourde, prit du pain rassis dans le nécessaire de secours étalé sur le sable, et mordit dedans. Puis il enfila sa combinaison de vol et marcha sur la plage.

Les vagues balayaient ses chevilles, tandis qu'il regardait l'horizon, l'esprit ailleurs.

« Je suis toujours vivant. » Le dire à voix haute était une manière de le confirmer. Il sentait sur son visage l'air épais, brumeux, et le vent tiède. Le soleil se levait au-dessus de l'horizon, et le bleu commençait à gagner sur le rouge.

Il entendit une voix derrière lui.

« Bonjour, Charles. »

Se retournant, il aperçut Fana debout à la limite des vagues, dans sa combinaison de vol. Elle lui souriait.

Il écarquilla les yeux : les cheveux de la jeune fille étaient coupés courts, jusqu'à n'atteindre que le menton.

« Mademoiselle, vos cheveux ? 

- Je les ai coupés parce qu'ils me gênaient. De quoi ai-je l'air ? »

Charles ravala sa salive. Cette coupe lui allait beaucoup mieux que les cheveux attachés. Mais il ne savait pas comment exprimer cette opinion avec des mots, si bien qu'il se contenta de hocher la tête.

« Comment allez-vous ? Vous n'avez pas trop de mal à marcher ?

- Ou.. Oui, hum, est-ce vous, Mademoiselle, qui avez fait mes pansements ?

- Désolée, ils ne sont pas terribles. C'est la première fois...

- Non, en fait, vous vous en êtes très bien sortie. Je suis impressionné. »

Fana lui jeta un regard de doute, puis eut un sourire taquin.

« Charles, vous souvenez-vous d'hier ?

- Quoi ? Euh… Vous ai-je manqué de respect  ?

- Hum, manqué de respect… Eh bien, si ce que vous avez dit était un mensonge, voilà qui serait sans aucun doute un manque de respect…

- Hum, je, qu'ai-je… ?

- Vous ne vous rappelez vraiment pas ? «Dans le ciel les classes sociales n'existent pas. » Vous m'avez dit cela quand nous étions pris en chasse. Si c'est un mensonge, alors je devrai vous haïr. »

Charles fit un effort désespéré pour se rappeler les événements de la veille.

Comme Fana l'avait dit, il avait le vague souvenir d'avoir parlé avec elle pendant que les Shinden les pourchassaient. Il s'en souvenait, parce que la voix de Fana avait été comme un charme magique, qui l'avait maintenu à son poste et lui avait donné assez de force pour manier le manche. Et ensuite…

Charles se sentit rougir. Et, luttant pour trouver ses mots, il formula des excuses.

«Je suis désolé, Mademoiselle. A ce moment-là, je n'avais pas les idées claires. Hum, aussi, j'ai fini par vous parler comme à une amie…

- Cela ne me dérange pas.

- Mais moi si. C'est ma faute. Vous appeler par votre prénom alors que je ne suis pas en position pour le faire. Je suis vraiment, vraiment désolé. »

Fana parut mécontente de ses excuses.

« Alors c'était un mensonge ?

- Pas vraiment un mensonge, plutôt le rêve irréaliste d'un mercenaire. Vous ne devez pas prendre cela au sérieux, Mademoiselle.

- C'est à moi de décider de le prendre au sérieux ou pas. J'aime assez cette façon de penser », déclara Fana avec fermeté. Au contraire de la veille, c'était une Fana qui pouvait et voulait exprimer son opinion. Cela, ajouté à ses cheveux courts, la faisait paraître complètement différente.

« Je suis honoré de ce compliment. Mais n'en parlons plus. Nous avons beaucoup à faire aujourd'hui. »

Mettant ainsi fin à la conversation, Charles passa devant elle pour retourner sur la plage. Elle le regarda s'éloigner d'un air désapprobateur.


Charles hissa son corps meurtri dans l'avion, Fana derrière lui, et ils décollèrent. En survolant l'archipel avec plus d'attention, il découvrit un terrain plat sur lequel atterrir. Il descendit et fit rouler doucement l'appareil jusqu'à la lisière d'une épaisse pinède, avant de le recouvrir de branches et de feuillages qu'il ramassa avec Fana, pour éviter qu'on le voie du ciel.

Ensuite, ils se consacrèrent à la réparation de l'appareil. Charles enleva avec dextérité la pile de la batterie à hydrogène et nettoya le réservoir, la ventouse, et le tuyau d'échappement. Fana ramassa les éclats de verre qui couvraient le siège, mit en place le pare-brise de rechange qui se trouvait dans la soute, et essuya les instruments de bord que Charles avait démontés.

Son humeur s'était peu à peu éclairée au fur et à mesure qu'ils travaillaient. Au début, elle s'était moquée de la façon incroyablement polie et respectueuse dont Charles s'adressait à elle, puis elle avait progressivement abandonné ce persiflage, et pendant qu'avec maladresse elle prenait sa part du travail, avait parlé de choses et d'autres.

Ainsi elle lui avait dit que la nuit précédente elle était allée chercher de l'eau toute seule, qu'elle avait pris un bain de minuit, qu'elle s'était coupée les cheveux en signe de renaissance ; elle parlait, désireuse que Charles lui réponde.

Lui, en retour, laissait aller la conversation, et, essuyant sa transpiration d'un revers de manche, poursuivait sa tâche, qu'il acheva lorsque le soleil eut dépassé son zénith.

« Avez-vous faim ?

- En fait je suis vraiment affamée, car je n'ai rien mangé depuis la nuit dernière.

- Moi de même. Allons pêcher dans cette rivière, alors. »

Il tira de la soute deux cannes à pêche et les mit sur son épaule. Fana eut un sourire et courut dans l'herbe qui couvrait la plaine.

« Dépêchez-vous, Charles », lui cria-t-elle en se retournant, avant de poursuivre sa course.

Des papillons aux vives couleurs voletaient autour des fleurs dans la prairie. De larges montagnes verdoyantes les entouraient, donnant l'impression qu'ils se trouvaient dans un jardin éloigné du monde. Ils traversèrent un fourré de palmiers à la lisière de la prairie, et atteignirent un cours d'eau qui dévalait de la montagne.

De gros rochers bosselés faisaient saillie hors de la rive et de l'eau, qui était si peu profonde qu'on pouvait la traverser à pied. Des cailloux ronds couvraient le fond, et on voyait des poissons bleus nager à contre courant. Le soleil d'été découpait leurs ombres sur les galets. Des arbres à l'épais feuillage vert parsemaient l'autre rive, et des oiseaux rose pâle, au bec bizarrement conformé, faisaient entendre des cris étranges. La lumière cruelle du soleil régnait sur la plus grande partie du paysage, et les ombres complexes qu'elle faisait naître étaient agréables au regard.

« Quelle superbe rivière ! », dit Fana à Charles lorsqu'il arriva un moment plus tard.

«  Un endroit vraiment magnifique... Camperons-nous ici ce soir ?

- Merveilleux ! »

Fana saisit sa canne à pêche, s'assit sur un large rocher qui s'avançait au-dessus de l'eau, et jeta l'hameçon dans la rivière. Charles lui aussi lança sa ligne dans le cours d'eau limpide, cala la canne sur la rive et s'étendit sur le dos.

Le ciel bleu emplit son champ de vision.

Le clair azur, les nuages d'un blanc pur, ces couleurs impressionnèrent son regard. C'était un paysage d'été perpétuel.

Le charme du repos, lié à la saison de l'été, pénétra son cerveau, et malgré son respect de l'ordre établi, il sentit jaillir en lui une soif de liberté.

Toujours étendu, il regarda Fana, assise sur le rocher en train de surveiller sa ligne. Elle avait sur le visage une expression de douceur tandis qu'elle observait la rivière avec concentration.

Quelle paix, songea-t-il.

Il était fatigué de voler dans un ciel traversé de balles et de missiles. Il ne voulait plus voir de dirigeable coupé en deux, déversant sa cargaison de passagers dans l'océan. Il était las des explosions, de la mitraille et du métal tombant en vrille.

Il voulait juste voler.

Comme ce serait merveilleux s'il pouvait se contenter de parcourir les espaces aériens, sans se préoccuper d'ennemis ou d'alliés, avec Fana sur le siège arrière.

S'il pouvait, avec Fana, traverser d'innombrables tours de nuages, passer à travers leurs effilochures, chevaucher le vent, et voler n'importe où, pour toujours.

Mais prenant conscience de ses pensées, il fit taire son imagination.

Il était plein de confusion à constater la présence de Fana dans sa rêverie.

Il rêvait de voler sans limites. Nul besoin de Fana dans ce rêve. Elle était la fiancée du prince impérial, après tout, et n'avait rien à faire avec un orphelin devenu pilote.

Il devait se rappeler quelle était sa place.

Il se le répéta à lui-même encore et encore. Une part de son coeur résistait à cette contrainte, mais il la scella avec force. Il craignait de devenir le jouet de ses propres pensées si elles restaient en surface.

A ce moment-là, Fana le regarda. Leurs yeux se rencontrèrent. Son coeur fit un bond.

« Charles, ça tire.

- Quoi ?

- Votre ligne. Levez-vous, vite ! »

Il jeta un coup d'oeil à sa canne à pêche calée sur le rivage au-dessus de l'eau. La ligne s'enfonçait d'un côté, puis de l'autre, par saccades. Il se leva en hâte et tira : il avait ferré deux gros ombles chevaliers.

« Ah, j'ai pris quelque chose, moi aussi », cria Fana de la pierre où elle était assise. Sa ligne elle aussi pliait violemment. Un moment plus tard, dans un jaillissement d'écume blanche, le poisson que sa ligne avait attrapé fut tiré hors de l'eau. Ses cris de joie se répercutèrent sur les rochers alentour.

Charles ramassa des branches et des feuilles dans la pinède, les enflamma avec une allumette au phosphore, et posa sur le feu des cailloux ronds. Quand ils furent brûlants, il y étendit les ombles saupoudrés de sel. Il ne fallut pas longtemps pour qu'une odeur appétissante chatouille les narines de Fana.

« Merci pour ce repas. »

Elle attrapa le poisson par la tête et la queue, et mordit dedans. La peau grillée et savoureuse, de même que la chair grasse du poisson, descendirent droit dans son estomac. La fraîcheur du poisson, qui avait grandi dans une eau pure et non polluée, fit naître un sourire sur son visage.

« C'est merveilleux, Charles. Peut-être pourriez-vous donner votre démission en tant que pilote pour devenir cuisinier ?

- J'y penserai.

- Puis-je faire un aveu honteux ? Je veux encore manger…

- Quelle coïncidence, j'ai eu la même pensée. »

Ils jetèrent à nouveau tous les deux leur ligne dans la rivière, et reprirent leur repas. Comme ces îles n'étaient pas fréquentées, même un simple leurre suffisait à attraper du poisson à une cadence plaisante.

Ils se régalèrent du poisson de la rivière tout leur content. A un moment donné, Charles avait même oublié ses blessures, et engloutissait ses proies comme un animal cherchant à récupérer d'une perte de sang. Fana, pour sa part, le regardait d'un air heureux, contente de ce repas au soleil.

Mais une intrusion brutale interrompit ce moment d'insouciance.

Averti par son instinct, Charles leva les yeux vers le ciel. Un bruit d'hélice plein de menace descendait de l'azur. Il ramena son regard vers Fana et lui dit avec fermeté :

« C'est mauvais signe. Mademoiselle, allons nous cacher sous les arbres. »

Tous les deux détalèrent comme des lapins de garenne, pour se précipiter sous le couvert de la pinède à côté de la rivière.

Charles regarda dans la direction du bruit. A 500 mètres d'altitude environ, un avion de patrouille Amatsukami ratissait l'île.

L'appareil volait tranquillement, comme s'il savourait le paysage, puis se dirigea vers l'île voisine.

Fana fronça les sourcils et demanda : « Qu'est-ce que c'était ? 

- Un avion de reconnaissance Amatsukami. La flotte à laquelle nous avons échappé hier est probablement stationnée dans le coin. Ils savent sans doute que nous sommes à Sierra Cadis, à cause des limitations de vol.

- Bien sûr, nous ne pouvons pas rester ici toujours…

- Même s'ils savent que nous sommes dans l'archipel, ils ignorent sur quelle île nous nous trouvons. Ils en sont probablement encore à envoyer des avions de reconnaissance pour explorer la dizaine d'îles. Ils finiront par atterrir, s'ils ont une idée de l'endroit où nous sommes, mais nous devrions être en sécurité un ou deux jours.

Fana scruta le ciel avec inquiétude. Charles réfléchit un moment, avant de reprendre :

« Il est des plus probables que l'ennemi ait encerclé l'archipel. En plus des avions qui nous cherchent, il doit y en avoir d'autres qui attendent que nous décollions. La situation est devenue préoccupante.

- Donc c'est dangereux de rester, mais aussi dangereux de partir ?

- Oui. Il nous faut en particulier un ciel nuageux pour décoller. Si nous le faisons par temps clair, un des avions de reconnaissance nous verra tout de suite et contactera la flotte, et les Shinden nous prendront à nouveau en chasse.

- C'est ennuyeux », marmonna-t-il. Il remarqua que le visage de Fana s'assombrissait. C'était probablement lourd pour elle, qui venait de découvrir la veille l'aspect terrifiant d'un combat aérien.

« L'avion est très bien caché, donc à moins de gaffer dans les grandes largeurs, nous devrions être en sécurité sur cette île pour une journée ou deux. Il faudra simplement courir sous les arbres chaque fois que nous entendrons un bruit d'hélices. Pas besoin de paniquer. »  Il se força à sourire, pour la réconforter.


Le soleil commençait à baisser lorsque Fana, qui était étendue le long de la rive, se rappela soudain quelque chose et fit une suggestion.

« Charles, pourrons-nous grimper sur la montagne ? - Quoi ?

- Quand nous avons survolé l'île, j'ai vu une tache jaune sur l'autre versant. J'aurais voulu savoir ce que c'était. »

Elle indiquait une montagne au sommet arrondi, qui était couverte de gazon et ne paraissait pas difficile à escalader.

« Ahh, c'est une colonie de fleurs sauvages. Ce n'est pas si exceptionnel.

- Mais pour moi, ça l'est. Alors, on y va ? »

Comme Charles n'avait aucune raison de refuser, ils passèrent la rivière en sautant d'une pierre à l'autre, traversèrent une épaisse forêt, et parvinrent au pied de la montagne.

Hors d'haleine, Fana entreprit l'ascension. Tout en avançant, elle lançait souvent des regards en arrière, à la fois pour admirer le paysage où coulait la rivière dans laquelle ils avaient pêché quelques heures auparavant, et en direction de Charles, qui la suivait fidèlement.

Le soleil brillait sur le côté, faisant scintiller les gouttes de sueur sur la peau immaculée de la jeune fille. En haut de la pente, Fana se mit à courir, pour regarder le paysage du sommet.

« Magnifique. » Le vent qui venait de la plage et soufflait sur la montagne emporta ce murmure.

Le pied de la montagne était entièrement recouvert de fleurs sauvages aux jaunes pétales et d'herbe vert tendre, jusqu'à la limite de la falaise, au delà de laquelle s'étendait l'océan bleu outremer, survolé à l'horizon par de blancs cumulonimbus.

Le lourd parfum de l'herbe parvenait jusqu'à ses narines. Des papillons blancs voletaient parmi les dizaines de milliers de pétales. Chaque fois que soufflait la brise océanique, le champ de fleurs se penchait d'un même côté, et les rayons rasants du soleil se réfléchissaient sur les pétales et sur les feuilles, qui éparpillaient la lumière chatoyante aussi loin que l'oeil pouvait voir.

Face à cette profusion de couleurs, Fana resta immobile, le souffle coupé, avant de s'avancer d'un pas dans le jardin fleuri. Au moment où Charles atteignit le sommet, elle avait déjà pénétré droit dans la jaune prairie.

Cette fois, ce fut au tour de Charles d'avoir le souffle coupé.

Le pur azur, la mer paisible, le chapelet de nuages, le jardin de fleurs – tous ces éléments du paysage ne servaient qu'à rendre Fana del Moral encore plus belle.

Sa courte chevelure d'argent soulevée par la brise, ses yeux argentés, sa peau d'un blanc immaculé, sa combinaison de vol toute blanche… Sa pâle silhouette au milieu d'un océan de couleurs faisait paraître Fana comme un être n'appartenant pas à ce monde.

Charles ne pouvait entrer dans ce tableau. S'il le tentait, la perfection de cette scène volerait en éclats, fracassée.

Fana cependant n'avait aucune idée des pensées qui traversaient l'esprit de Charles. Alors qu'il se tenait là, muet de stupeur, elle prit conscience de sa présence et se retourna avec un sourire plein d'innocence.

« Regardez, n'est-ce pas magnifique ?

- Au delà de ce que je pouvais imaginer.

- J'ai l'impression que mon âme est purifiée. Venez, marchons. »

Retenant d'une main ses mèches dérangées par le vent, elle faisait signe à Charles d'avancer.

Ils se promenèrent ensemble dans le jardin de fleurs sauvages. Tout en échangeant des paroles distraites, ils traversèrent la prairie, et arrivèrent à la falaise.

Debout dans l'herbe au bord du gouffre, Fana regarda fixement le bleu de l'horizon.

Le soleil couchant irradiait sa lueur de cuivre devant elle. S'ils volaient vers l'ouest, en direction du soleil, ils arriveraient à Esméralda, la capitale impériale, où l'attendait le prince Carlo.

Le visage de Fana s 'assombrit. Elle se tourna vers Charles, qui se tenait derrière elle comme un serviteur obéissant. Il la regarda avec inquiétude.

« Quelque chose ne va pas ?

- Ce n'est rien. » Fana se hâta d'afficher une expression stoïque, et porta à nouveau ses regards sur l'horizon.

Derrière elle, Charles l'observait en silence.

Fana voulait dire quelque chose, il le devinait. Mais il ne posa pas de question. Il sentait qu'il n'était pas en position pour le faire.

Peu à peu, le soleil baissa, et le ciel à l'occident se teinta de rouge. Fana, qui était restée sans rien dire, se retourna vers Charles :

«  Vous vous ennuyez ?

- Non, pas du tout.

- Je voudrais rester ici encore un peu.

- C'est comme vous le désirez, Mademoiselle. »

Fana eut un faible sourire, puis s'assit sur l'herbe, les jambes allongées devant elle.

Une mouette traversa le ciel à l'ouest, ses blanches ailes étendues. Le dessous du nuage qui les survolait était devenu rouge.

Charles se tenait debout sans mot dire derrière Fana. Les yeux toujours fixés sur le soleil couchant, Fana pointa du doigt le sol à côté d'elle.

« N'aimeriez-vous pas vous asseoir ? »

Après un moment d'hésitation, Charles fit ce qu'elle lui demandait, et s'assit à côté d'elle. « Merci d'obéir à mon égoïsme.

- J'ai l'habitude, à présent. »

Cette petite taquinerie la fit sourire.

Tous les deux étaient assis à moins d'un pas l'un de l'autre, contemplant les nuages baignés d'écarlate et les lambeaux de ciel bleu qui luttaient pour ne pas disparaître.

La rumeur des vagues montait du bas de la falaise. Le parfum de la nuit d'été se mêlait au souffle du vent.

« On est si bien », murmura Fana. Elle se coucha sur l'herbe. « Vraiment, on est si bien », répéta-t-elle, les yeux toujours levés vers le ciel. Les nuages prenaient tous la couleur du soir.

« Charles ?

- Oui ?

- J'ai l'impression que nous nous sommes déjà rencontrés, il y a longtemps. Est-ce un effet de mon imagination ? » Toujours allongée, elle contemplait le ciel. Une grosse étoile luisait faiblement à l'est.

Charles hésita, incertain de la manière de répondre.

Il pensa néanmoins qu'il n'y avait rien à cacher, et opta pour la franchise.

« En fait, nous nous sommes rencontrés il y a très, très longtemps. Vous ne vous en rappelez sans doute pas,mais quand j'étais enfant, j'étais aide-jardinier au manoir del Moral.

- Quoi ?

- Ma mère était servante au château, si bien que je dormais dans une petite remise dans le jardin. Je n'ai jamais été en position de voir Mademoiselle, mais une fois, nous nous sommes rencontrés, alors que je maltraitais un cochon. Vous m'avez grondé, en disant qu'il ne fallait pas maltraiter les êtres plus faibles que soi. »

Charles eut un petit rire à ce souvenir.

Fana se mit sur son séant, et scruta le visage du jeune homme. Elle fit un effort désespéré pour parcourir dans sa mémoire les images de son enfance, mais elle ne put se rappeler.

« Je suis désolée, je ne m'en souviens pas.

- Ce n'est pas surprenant, ce fut une très courte rencontre.

- Mais tout de même. Penser que vous avez travaillé chez moi…

- Oui. J'y ai travaillé environ deux ans. Quand j avais neuf ans, ma mère a été chassée du manoir parce qu'elle avait désobéi au Duc Diego. Mademoiselle avait six ans à l'époque, si bien qu'il est peu probable que vous vous en souveniez.

- Attendez, Charles, votre mère était-elle amatsuvienne ?

- Vous vous en souvenez ? Oui, elle était maigre, avec le visage grêlé, mais elle était pleine de gentillesse.

- Mon Dieu, oh mon Dieu... »

Le tremblement dans la voix de Fana témoignait du choc qu'elle avait reçu. Charles poursuivit, avec un sourire.

« Même après que nous avons été chassés du manoir, ma mère est restée fière de ce qu'elle avait fait. Elle était heureuse que Mademoiselle écoute avec passion les histoires d'Amatsukami. Mais elle regrettait de n'avoir pu vous dire adieu.

- Charles, mais c'est… c'est... »

Les larmes ruisselaient sur les joues de Fana. Une, deux, d'innombrables larmes coulaient vers son menton.

Charles savait que sa mère était allée à l'encontre des ordres du duc en racontant des histoires à Fana.

Les larmes de cette dernière lui apprirent que la jeune fille et sa mère étaient beaucoup plus proches qu'il ne l'avait cru.

« Elle s'occupait très bien de moi. Dans ce manoir glacial, elle était la seule à me traiter avec chaleur. Et elle a été chassée à cause de moi. Je… Je ne sais comment m'excuser. 

- Ma mère a agi de son propre chef. Mademoiselle ne doit pas se tourmenter pour ça.

- Est-ce qu'elle va bien ? » La voix de Fana était étranglée par les larmes.

« Elle est morte de maladie il y a cinq ans. Elle est partie paisiblement, sans souffrir. » C'était un mensonge. En fait elle avait été tuée d'un coup de couteau par un homme qui cherchait à la violer, peu de temps après avoir été chassée du manoir, mais il n'était pas besoin de dire la vérité.

« C'est horrible, c'est trop tôt. Je prierai désormais pour elle.

- Ma mère en sera reconnaissante. En fait je ne savais pas du tout que vous étiez si proches l'une de l'autre.

- Je ne garde pas de souvenirs plaisants de mon enfance. Je me rappelle seulement qu'on m'éduquait pour que je devienne une poupée pour Père. Mais je me rappelle que votre mère me racontait des histoires quand j'étais au lit. Le moment où j'allais m'endormir était le seul moment heureux que je connaissais.

- Vraiment ? Mère sourit probablement là-haut, heureuse d'entendre ces paroles. Peut-être aussi m'a-t-elle guidé pour être ici avec vous.

- Je.. je suis bouleversée, je ne sais que dire. Je ne pensais pas que quelque chose d'aussi incroyable puisse arriver… que vous soyez son fils. J'aurais dû être plus attentive à mes cours de poésie. Peut-être aurais-je été davantage en mesure d'exprimer ce que je ressens. - Je comprends. Ma mère aussi. S'il vous plaît, essuyez vos larmes. Vous devriez les garder pour le moment où nous arriverons sains et saufs dans la capitale impériale. »

Fana tenta de faire ce qu'il disait, tenta de réprimer ses larmes. Mais elle ne pouvait s'arrêter de pleurer. Elle s'allongea sur le dos et se couvrit les yeux des deux mains, s'efforçant de résister aux émotions qui jaillissaient.

Le visage de Charles se détendit, et il porta son regard sur le ciel rougeoyant. Il resta assis en silence à côté de Fana jusqu'à ce qu'elle cesse de pleurer.

La fille aînée de la Maison del Moral, qui régnait principalement sur San Martilia et toutes ses possessions, aurait dû sans doute considérer une simple servante comme un outil jetable. La gentillesse dont elle faisait preuve en pleurant pour sa mère pénétra son esprit.

Il voulait voir l'empire dirigé par une telle impératrice. Dans ce but, il lui faudrait le lendemain venir à bout de toutes les difficultés.

Même s'il devait y laisser sa vie, il conduirait Fana auprès du prince Carlo, Charles se le jura de nouveau à lui-même.

Mais comme il se renouvelait ce serment, une douleur soudaine lui déchira le coeur.

Il fut surpris de ce sentiment inattendu, et un peu abasourdi. Bien sûr, il comprit sur-le-champ qu'il était jaloux du prince impérial.

Et le fait d'être jaloux heurta sa fierté. Qu'un simple réfugié soit jaloux d'un homme à qui serait confié le gouvernement de l'empire de Levham sur 210.000.000 âmes, c'était incroyablement stupide. C'était ignorer son rang.

« Je suis un cas désespéré » se marmonna-t-il à lui-même. Il était irrité. Il avait l'impression d'être un enfant qui commençait sa puberté, avec son humeur qui passait par des hauts et des bas en fonction de chacun des actes de Fana.

Fana est la fiancée du prince Carlo.

Il se répéta ce fait à lui-même.

Charles Karino était chargé de la mission de réunir le prince impérial, à qui était confié l'avenir de l'empire de Levham, avec sa fiancée. Rien de plus, rien de moins.

Il le comprenait… mais son coeur avait toujours mal.

Je suis tellement stupide.Il se railla en silence. Cette nuit-là, couché sur les galets et enveloppé dans une couverture, il continua à se faire des reproches.

Le sommeil ne venait pas vite.

Le plan de vol qu'il dressait dans sa tête laissa place à la silhouette de Fana, et le prince Carlo folâtra avec elle, lui donnant peu à peu ses propres couleurs.

La souffrance dans son coeur ne cessait pas. Pour finir, il se leva, but une lampée de cognac, comptant sur l'alcool pour s'endormir. Ce n'était pas vraiment le bon moyen d'y parvenir, mais il lui semblait sinon qu'il lutterait jusqu'au matin pour trouver le sommeil.

Cependant cette petite gorgée d'alcool ne fit qu'exciter son imagination. Son esprit ne lui laissait aucun repos. Paupières serrées, il se versa une nouvelle rasade dans le gosier.

« Ivre-mort » aurait convenu pour décrire Charles quand il s'endormit. Il avait vidé la moitié de la bouteille.