Gekkô : Le Croissant de Lune qui hait la défaite

From Baka-Tsuki
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Partie 1[edit]

Des cris plein d'enthousiasme s'élevaient de la cour où les membres du club de baseball s'entraînaient, tandis que des rires joyeux résonnaient de la piscine où un groupe de filles s'amusaient à s'asperger d'eau les unes les autres. Le bruit ambiant était accompagné de l'incessant chant des cigales en provenance des bosquets au fond de la cour.

C'était l'été dehors. C'était effectivement l'été. L'été tenait le monde entre ses mains.

Le printemps de nos vies ? Eh bien, non, on pourrait clairement le renommer l'été de nos vies.

Conséquence naturelle, l'été tenait également la salle de classe d'une main de fer, chauffant l'air tel un sauna étouffant. Nous n'étions rien d'autre que des serviteurs sans défense face à l'oppressant pouvoir de notre seigneur et maître.

Je levai la tête à une vitesse léthargique et fixai mon regard vide vers l'éclatante boule de feu qui régnait dans le ciel. J'ouvris lentement la bouche pour parler.

— ... Tu pourrais te calmer un peu ?

Franchement, je ne supportais pas l'été. Et s'il y avait bien quelque chose que je détestais par-dessus tout, c'était le soleil de milieu d'été. Si j'étais un héros et le soleil un roi démon, alors je serais en train de rassembler mes camarades pour lancer une croisade à l'heure où l'on parle.

— T'es vraiment mignon quand tu te comportes comme un gamin, Nonomiya-kun ! dit la fille à côté de moi qui gloussait en faisant mine d'écouter ce qui se disait pendant le comité étudiant. Je me retournai rapidement pour la fusiller du regard, avant d'en oublier ma répartie d'étonnement.

La trentaine d'étudiants, qui s'étaient rassemblés de toutes les classes pour assister à l'habituelle réunion du comité étudiant, dégoulinaient tous, je dis bien tous, de sueur, l'uniforme collant à la peau, et tentaient tant bien que mal d'empêcher leur conscience de littéralement s'évaporer. Mais elle ? Son uniforme et ses cheveux étaient parfaitement ordonnés, et naturellement, il n'y avait pas la moindre goutte de transpiration sur son visage. Elle avait l'air de vivre dans un monde complètement différent du nôtre.

— On dirait que même le soleil d'été n'arrive pas à la cheville de Yôko Tsukimori et son cœur de glace.

— Tu as parfaitement raison. Tout le monde sait que seul le tendre baiser d'un prince peut faire fondre un cœur gelé, répondit-elle, parant à ma remarque sarcastique avec la plus grande des facilités, avant de lancer un sourire tout en glissant discrètement sa main sur ma cuisse, cachée sous la table. Mon prince !

Je commençai à avoir une migraine, et ce n'était sûrement pas uniquement à cause de la chaleur. Ayant la tête qui tourne pour diverses raisons, je ne pus que me contenter d'un « ... Lâche-moi » tout en repoussant la main de Tsukimori.

Soit elle adorait le regard de dégoût sur le visage des gens, soit elle était de ces gens bizarres qui prenaient un immense plaisir à être traités froidement. Yôko Tsukimori n'avait pas du tout été démoralisée par mon rejet. Bien au contraire, elle avait joyeusement plissé les yeux avant de dire :

— Méchant !

Depuis notre rendez-vous nocturne dans le parc, elle était devenue de plus en plus intrusive à mesure que la température montait. S'il existait néanmoins une différence entre la température extérieure et son comportement, c'est qu'il était manifestement hautement improbable pour elle de calmer ses ardeurs quand viendra l'hiver.

Sans dire un mot, je poussai un profond soupir pour montrer mon agacement.

Rapidement, la réunion prit fin. Yôko Tsukimori se leva et les autres délégués se mirent à se rassembler autour d'elle sans attendre. C'était son destin en tant que personne la plus populaire de ce lycée.

Vu que j'étais suffisamment raisonnable pour ne pas m'immiscer dans les affaires des autres, je l'abandonnais sans une once d'hésitation et sortit de la pièce.

— Je suis désolée, mais il faut que je me rende à mon petit boulot, s'excusa-t-elle soudain auprès de ses admirateurs d'une façon certes polie mais également légèrement pressée avant de trotter dans ma direction.

Puis, elle me sourit et dit :

— Allons-y, Nonomiya-kun.

Après s'être positionnée à mes côtés comme si c'était la chose la plus naturelle au monde, elle enroula son petit doigt autour du mien de façon à ce que les gens ne le remarquent pas.

En voyant à quel point elle appréciait notre relation secrète, le fait de penser à quel point ses ardeurs allaient amplifier avec l'hiver me donna des frissons dans le dos.

Nous continuâmes à nous renvoyer coups sur coups tout en traversant le couloir vide en direction de notre salle de classe.

— ... Arrête-moi si je me trompe, mais t'as une malédiction qui t'empêche de marcher droit si tu t'appuies pas sur quelqu'un, c'est ça ? soupirai-je.

— On se sent timide ? Rassure-toi — personne ne nous regarde !

— Timide ? J'ai l'air timide pour toi ?

— Joues rouges, respiration difficile... Je t'excite ?

— J'ai juste chaud ! Allez, lâche-moi ! Si j'ai l'air rouge là, c'est à cause de la colère ! répliquai-je en la poussant.

Hélas, elle me reprit immédiatement d'assaut et se vengea en se serrant contre moi encore plus fermement.

Et ainsi, un vain cycle de va-et-vient s'était mis en place et continua à se répéter tout en montant en puissance alors que l'on traversait le couloir.

Sérieux, à quoi je joue... comme si j'avais pas déjà assez chaud, me dis-je à moi-même, tout en remarquant que je dégoulinais de sueur à cause de notre petite chamaillerie. Le fait qu'il n'y avait pas la moindre goutte de transpiration sur son visage renforçait mon agacement et m'empêchait d'arrêter.

Au final, c'est Tsukimori elle-même qui mit un terme à notre petit jeu futile.

Tout d'un coup, elle s'était arrêtée. Elle fit quelques pas en avant et me fit son habituel sourire. Il n'y avait plus la moindre trace de comportement puéril. En lieu et place, se tenait Yôko Tsukimori, la fille que tout le monde admirait.

Je me redressai rapidement à mon tour et suivis prudemment son regard avec le mien. Au bout du couloir, qui baignait dans la lumière du soleil couchant, je pouvais discerner la silhouette élancée d'une personne.

À mesure que nous progressâmes dans le couloir, la silhouette s'approcha de nous. Les vifs bruits de pas contre le sol en lino trahirent l'identité de la personne approchant.

Comme je m'y attendais, il s'agissait effectivement de la professeur d'arts plastiques, Misaki Takaoka.

Tous les lycéens de Senkô pouvaient immédiatement la reconnaître à ses bruits de pas. Misaki. C'était la seule prof à porter des talons aiguilles à l'école, à savoir Misaki Takaoka.

Elle ne ressemblait pas du tout à une professeur. Au mieux, son apparence était celle d'une étudiante à la fac. Mis à part ses talons aiguilles, elle portait également une mini-jupe moulante et une chemise trop grande avec les manches retroussées, et à ses oreilles pendaient de larges boucles d'oreille. Néanmoins, elle n'arborait pas beaucoup de maquillage et ne semblait pas porter beaucoup d'attention à ses cheveux non plus. Par-dessus tout, elle semblait trop paresseuse pour mettre des soutiens-gorge.

Je ne l'avais pas décrite comme une « étudiante à la fac » juste parce qu'elle était jolie, mais également parce que sa façon de s'habiller donnait un aperçu de son mode de vie.

Il allait sans dire que Misaki Takaoka jouissait d'une énorme popularité auprès de Kamogawa et sa horde qui ne reniaient pas leurs bas instincts. L'aura décadente qui se dégageait d'elle était unique et curieusement caricaturale, ce qui, en ajoutant le fait qu'elle était prof, envoûtait quiconque posant le regard sur elle.

On se faisait généralement beaucoup d'ennemis auprès des personnes du même sexe quand on s'habille de façon aussi sexy, mais étonnamment, son aura audacieuse faisait écho auprès des lycéennes.

Cela dit, en tant que prof, elle était clairement inadaptée et sortait du rang. Notre strict proviseur adjoint la critiquait fréquemment car elle était un mauvais exemple pour nous autres élèves.

Au moment de passer au niveau de Misaki Takaoka, Tsukimori la salua d'un hochement de tête. Soudain, les talons aiguilles s'arrêtèrent d'heurter le sol.

— Hé, ça fait un moment que je me pose la question, mais...

Misaki Takaoka était notre prof d'arts plastiques, alors on se connaissait. Néanmoins, elle n'avait jamais eu l'occasion de discuter en dehors des cours.

— ... Vous sortez ensemble ?

Elle nous jeta un minutieux coup d'œil tout en plissant ses yeux quelque peu affaissés, débordant d'une curiosité manifeste.

Elle porte vraiment pas de soutif... réalisai-je soudain alors que son charmant décolleté, exposé via deux boutons de chemise ouverts, attira mon regard.

— C'est l'impression qu'on donne ? répondit Yôko Tsukimori avec un sourire amical.

Contrairement à moi, elle n'y prêta pas attention et demeura parfaitement calme.

— Ouais, acquiesça Misaki Takaoka sans hésiter.

Elle était en fait si sûre d'elle, que je pris conscience avec horreur qu'elle avait peut-être été témoin de notre « chamaillerie » d'il y a quelques instants. Sans connaître les circonstances, cela aurait pu ressembler à un flirt entre deux amoureux.

D'un autre côté, il n'y avait aucune chance que Yôko Tsukimori ne laisse accidentellement quelqu'un avoir vent de son « secret ». À cause de ça, je fus terriblement désorienté par la raison pour laquelle Misaki Takaoka était parvenue à cette conclusion.

— Eh bien ! Dans ce cas, m'en voilà honorée, déclara Tsukimori.

— Oh, je savais pas que t'avais une si haute opinion de Nonomiya-kun.

— Hihi, Nonomiya-kun a en fait une sacrée cote, mais je suppose que vous l'ignoriez, répliqua Tsukimori en gloussant.

— Ah ouais ? Bah, il est plutôt beau gosse et il a pas l'air d'être trop collant. J'aime ça.

« Eh bien », « oh », « hihi », « ah ouais »... Malgré que cet échange de mots était aussi paisible qu'il en avait l'air au premier abord, ma gorge était aussi sèche que du papier de verre. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que j'étais en train d'assister à un féroce jeu du chat et de la souris.

Comme je m'étais habitué à l'insondable personnalité de Tsukimori, j'avais également senti une part d'ombre semblable chez cette prof d'arts plastiques.

En deux mots, qu'est-ce qu'elle manigançait ?

— Ah, au fait, Tsukimori-san ! Il paraît que tes parents sont décédés...?

Quelque chose dans ces mots avait attiré mon attention, mais je n'arrivais pas à déterminer quoi. Tsukimori marqua une pause, ressentant manifestement la même chose, avant de répondre peu après :

— ... Oui.

— Oh...! Cela a dû être dur pour toi, non ?

— Oui, on peut dire ça... Ce n'était pas facile.

Misaki Takaoka ne semblait certes pas avoir sa langue dans sa poche, mais elle restait une prof. Il n'y avait rien d'anormal à présenter ses condoléances à une élève. Le problème était dans son timing.

Tout en effleurant lentement ses cheveux, elle se mit à sourire.

— Mais t'as l'air d'aller parfaitement bien maintenant.

Les parents de Tsukimori étaient décédés fin mai dernier et on était fin juillet maintenant, peu avant les vacances d'été. Deux mois s'étaient écoulés depuis. Du fait d'autres sujets intéressants comme la grande conférence de Senkô, son incidence avait depuis disparu dans le néant.

— Je comprends mieux pourquoi t'es respectée autant par les élèves que par les profs. Impressionnant... Normalement, une fille de ton âge ne pourrait pas être aussi calme après avoir perdu ses parents.

Après avoir dit ça, elle se tourna vers moi pour une raison ou une autre.

— T'es pas d'accord avec moi, Nonomiya-kun ?

Je serrai les dents l'espace d'un instant et répondis avec une réponse plate sur un ton plat :

— Je crains ne pas être en mesure de juger de ça.

— Vous me surestimez. C'est uniquement grâce à l'aide d'un très, très grand nombre de personnes que j'ai pu faire mon deuil, expliqua Tsukimori avant de se tourner soudain dans ma direction. Bien entendu, tu fais partie de ces personnes.

Elle s'est carrément servie de moi comme d'un bouclier, pensai-je tout en plissant les yeux et répondis avec une réponse toute aussi plate que précédemment :

— Bah, c'est comme elle l'a dit.

— Hmm...? Ok, murmura Misaki Takaoka tout en infléchissant ses lèvres sensuelles en un sourire complice, avant de plisser les yeux.

Son brusque changement d'attitude m'alarmait.

Cette femme aurait relevé quelque chose au sujet du décès des parents de Tsukimori...?

Non, impossible, me répondis-je à moi-même immédiatement.

J'étais le seul au monde à douter de Yôko Tsukimori.

Hélas, je me retrouvai incapable de faire abstraction de l'attitude de Misaki Takaoka qui en disait long. Sa façon provocante de s'exprimer laissait entendre une certaine forme d'assurance.

Je ne la connaissais pas suffisamment, et j'estimais que continuer cette conversation imprévisible avec une personne inconnue était une mauvaise idée. Il était sans doute avisé de mettre un terme à cette conversion pour l'instant.

Et juste au moment où cette idée me traversa l'esprit :

— Si vous voulez bien nous excuser, madame Misaki. Nous devons aller travailler, dit Tsukimori avant de se tourner vers moi avec un sourire aussi doux que les rayons du soleil matinal. On devrait se dépêcher, Nonomiya-kun.

Vous m'en direz tant. C'était bien Yôko Tsukimori. C'était certes une terrifiante adversaire, mais également des plus fiables en tant qu'alliée.

— Oh, pardonnez-moi de vous avoir retardés alors. Mais n'embarque pas Nonomiya-kun avec toi. Il y a quelque chose dont je dois discuter avec lui.

Hélas, Misaki Takaoka n'abandonna pas si facilement.

— Fais pas cette tête, Nonomiya-kun. Tu me brises le cœur ! C'est ta faute, tu sais. Tu te souviens du portrait que tu m'as rendu l'autre jour ?

— ... Oui.

— Le dessin était horrible ! Atroce même ! J'en ai vu des dessins au cours de ma carrière, mais je peux aisément affirmer que les tiens sont les pires !

Son visage était si sérieux que je fus contraint de détourner le regard. J'étais parfaitement conscient de mon absence de talent artistique, mais c'était un peu gênant que quelqu'un le dise si ouvertement.

— ... On a tous nos qualités et nos défauts, grommelai-je en tentant de me défendre.

— Non, répliqua-t-elle. Tu manques clairement de motivation, sinon, ça ne serait pas si mauvais. Du coup, mon cher Nonomiya-kun, je vais maintenant t'emmener jusqu'à la salle d'arts plastiques pour te remonter un peu les bretelles.

Avec un doux sourire, elle me restreignit en entrelaçant ses bras autour du mien.

— Tsukimori-san, est-ce que tu pourrais prévenir votre patron que Nonomiya-kun a été convoqué par un de ses profs et qu'il ne pourra pas venir travailler ? dit Misaki Takaoka tout en me tirant vers elle.

La douce sensation dépourvue d'obstacle que j'eus au niveau de mon bras me laissa sans voix.

— Oui... Je suppose qu'il n'y a rien d'autres à faire. Je ferai passer le message, dit Tsukimori avec un léger sourire aux lèvres avant de se tourner rapidement en balançant sa magnifique chevelure noire dans les airs.

Je lançai un regard dans sa direction du coin de l'œil. Sauf erreur de ma part, le regard qu'elle m'avait lancé avant son départ était tout sauf souriant.


Partie 2[edit]

— Tu veux du sucre ? demanda la femme tout en versant un liquide noir d'un berlingot dans une tasse.

De mon côté, j'étais occupé à observer les innombrables sculptures et peintures à l'huile qui avaient été entreposées dans la salle de préparation et me contentai de répondre d'un bref :

— Je prendrai le mien noir.

— Oh, c'est rare pour quelqu'un de ton âge.

— J'ai l'habitude vu que je travaille dans un café.

Misaki Takaoka transporta les deux tasses jusqu'à la table de travail et s'assit en face.

— Tiens, dit-elle tout en poussant une tasse dans ma direction, ce que j'acceptai avec un remerciement.

C'était l'heure d'un petit café glacé.

La salle où nous étions était située juste à côté de la salle d'arts plastiques. Elle faisait approximativement la moitié d'une salle de classe ordinaire et ne comptait que deux portes : une menant au couloir et l'autre à la salle d'arts plastiques.

La pièce était en désordre et emplie d'un mélange complexe d'odeurs de peinture, de plastique et autres métaux. En tant qu'amateur, j'étais déjà incapable de saisir la beauté de ses peintures et sculptures entreposées ici, alors il en était de même quant à pouvoir faire la différence entre celles terminées et celles qui ne l'étaient pas. Mêmes les outils que j'apercevais allaient du familier à l'énigmatique. Outre les pinceaux, le mastic et les limes, il y avait également des instruments qui servaient probablement à sculpter, comme des marteaux, des burins et des pioches.

Vu que Misaki Takaoka était la seule prof d'arts plastiques du lycée, cette pièce était en fait son atelier.

— Bon, dis-moi maintenant, vous sortez ensemble, pas vrai ? demanda-t-elle, en ressortant à nouveau le sujet. Allez, raconte tout à tata Misaki. Ce sera notre petit secret à tous les deux !

— Ahem, vous n'étiez pas censée me remonter les bretelles...?

— Hein ? C'est ce que tu veux ? Je savais pas que t'aimais ce genre de choses, Nonomiya-kun. Hmm... Bah, on n'est que tous les deux, alors ça me dérange pas de te piétiner avec mes talons si c'est ce que tu veux en échange de la vérité.

Elle jeta un regard dans ma direction — et dans celui de mon froncement de sourcil — tandis que sa généreuse poitrine montait et descendait pendant qu'elle inspirait et expirait. Le remontage de bretelles avait apparemment été un prétexte pour me faire venir ici.

— Je vais pas y aller par quatre chemins : on n'a pas ce genre de relation.

Il n'existait aucun mot pour décrire notre relation, mais tout du moins, ce n'était pas quelque chose d'aussi simple.

— Si vous avez l'impression qu'on est intimes, c'est parce qu'on travaille tous les deux dans le même café et qu'on est tous les deux délégués de notre classe. Pour des raisons indépendantes de ma volonté, je me retrouve à devoir m'associer avec elle plus qu'avec les autres personnes, dis-je, récitant la même explication inoffensive que j'avais déjà donnée des milliers de fois aux autres.

En fait, la plupart d'entre eux s'étaient en fait contentés de cette explication, sûrement aidés par leur propre souhait.

Tout le monde souhaitait que Yôko Tsukimori soit spéciale et qu'elle le reste.

— Hmm... C'est pas ça, tu sais. Si je pensais que vous étiez ensemble, c'était pas pour une raison aussi superficielle.

Sa réponse me prit au dépourvu. Je me figeai sur place, ma tasse pressée contre mes lèvres, puis je me mis à l'observer.

— Tu veux savoir de quoi je parle ?

Misaki Takaoka se leva soudainement, avant de se mettre à côté de moi et d'approcher son visage de mon oreille.

— T'es curieux, hein ?

Avec un regard sournois, elle poussa un soupir comme pour répandre de la poudre sur moi.

— ... Non, pas vraiment... répondis-je tout en détournant le regard.

Ça me faisait mal de l'admettre, mais j'étais écrasé par l'envoûtante pression qu'elle m'imposait. Je manquais d'expérience.

— Menteur. Ça se lit sur ton visage : tu meurs d'envie de savoir, pas vrai ? murmura-t-elle en posant son doigt sur ma joue et en gloussant dans une extase silencieuse.

Des pieds à la tête, je pouvais clairement sentir ma peau frissonner.

J'étais perdu — dans la confusion la plus totale.

J'étais parfaitement conscient de son attrait de femme adulte et du fait que cette pièce était son territoire. Néanmoins, après tout ce que j'avais vécu aux côtés de Yôko Tsukimori, j'étais persuadé de ne pas perdre face à elle même si c'était une adulte imprévisible.

Et pourtant, me voilà en train de danser dans la paume de sa main.

— Sois honnête avec ta prof. Tu veux savoir, pas vrai ?

— ... Bah, c'est pas faux. Si on m'en donne l'occasion.

— Bien dit, mon cher. Je suis désolée, mais dès que je vois un garçon ou une fille un peu rebelle, je ne peux pas m'empêcher de les taquiner.

J'étais terrifié alors que je regardais son doux sourire, assailli par une inquiétude irrésistible. C'était une sensation affreuse où j'avais l'impression qu'on me dévorait les tripes.

— Attends une seconde, ok ? dit Misaki Takaoka en me faisant un clin d'œil alors qu'elle se leva et s'éloigna.

C'est à ce moment-là que je me rendis enfin compte que j'étais trempé comme si j'avais plongé dans une piscine tout habillé. En plus de ça, j'avais également l'impression que je venais juste de faire plusieurs longueurs : mon corps était exténué et mon cœur battait à tout rompre.

Et pourtant — je n'en revenais pas — je souriais.

Ma sale manie refaisait surface. Malgré que ma tête sonnait comme une alarme et me disait de garder mes distances avec cette femme, mon cœur trépignait d'impatience de savoir quel genre de piège elle m'avait préparé.

J'étais aussi excité que le jour où j'avais appris pour Yôko Tsukimori. Mon corps se réjouissait de la découverte de ce coriace adversaire.

— Tiens, voici les dessins dont je parlais.

Dès qu'elle fut revenue, elle se rassit et posa plusieurs dessins sur la table. Parmi ces derniers, certains n'étaient pas de moi.

— Des gribouillis sans la moindre trace de motivation, conclut-elle.

— Le sujet est « apathie ».

— En tant que prof d'arts plastiques, je peux pas laisser passer ça. Allons, essaye au moins d'être motivé !

— Ça ferait de la peine à voir, croyez-moi. Je suis tout bonnement irrécupérable quand il est question de dessins. Et puis, ça sert à rien de me demander d'être motivé pour dessiner Kamogawa. Sérieusement.

— Bah, je vois que t'es sacrément buté, mais j'imagine que ça fait partie de ta personnalité ! ria-t-elle. Un dessin est le miroir de l'âme d'un artiste, ajouta-t-elle soudain en murmurant. C'est ce que m'a dit mon propre prof d'arts plastiques, mais je ne peux qu'acquiescer. L'état mental d'un artiste et sa personnalité se reflètent profondément dans ses dessins — et comme c'est inconscient, ils ont tendance à dire plus que de simples mots ne le pourront jamais. C'est bien plus amusant parce qu'en gros, ça permet de jeter un coup d'œil dans le cœur des autres.

Misaki Takaoka plissa les yeux d'amusement. Je n'aurais pas été surpris si elle avait léché ses lèvres à ce moment-là.

— Eh ben, c'est un passe-temps des plus adorables... alors c'est pour ça que vous nous demandez toujours de dessiner en début de chaque cours. Vous combinez plaisir et travail.

— T'as vu juste, Nonomiya-kun. Mais le répète à personne, ok ? J'ai pas envie que mes élèves me prennent pour quelqu'un de bizarre.

— Vous en faites pas : c'est déjà le cas. Sans l'ombre d'un doute.

— Ah bon, je me demande ce qui a bien pu se passer.

— Aucune idée.

— À cause de mon apparence ? se demanda-t-elle à elle-même, sans tenir compte de mes sarcasmes. Mais la plupart des gens travaillant dans ce domaine ont tendance à s'écarter de la norme, non ? marmonna-t-elle, tout en réfléchissant à quelque chose et en penchant sa tête de gauche à droite.

— Et ? Où voulez-vous en venir ?

J'ai pas l'intention de faire dans la dentelle plus longtemps. Ça sert à rien de suivre les codes.

— En gros, je n'ai aucun mal pour analyser les gens en regardant leurs dessins.

Autrement dit, elle savait pertinemment quel genre de personne j'étais.

— Tes dessins par exemple sont, eh bien, incroyables en termes d'atrocité, mais ce n'est pas le plus important. De la composition aux détails, tes dessins sont définis par un impressionnant sens de l'observation. Tu utilises ton pinceau principalement de façon soigneuse mais parfois rugueuse. De ces points, je peux en déduire que tu es bon pour analyser et prudent. Bah, en gros, t'es l'exemple vivant de la personne passive. Cependant-

J'étais absorbé par son explication. Mais, je n'avais en aucun cas baissé ma garde. Je commençais tout simplement à être fasciné par cette femme d'une façon qui avait surpassé ma défense.

— ... Au plus profond de ton être, tu as une personnalité plutôt détraquée... te soumettre aux règles d'un système t'ennuie et éveille en toi des désirs de destruction. Ça te rend agressif, voire cruel de temps en temps, expliqua-t-elle avant de me lancer un sourire plein d'assurance. Qu'est-ce que t'en dis ? J'ai vu juste ?

Bien que resté muet, j'étais parfaitement en accord avec son analyse. Elle avait raison. J'étais véritablement surpris par sa capacité à voir à travers moi juste en regardant quelques dessins.

Le mot « profiling » me traversa l'esprit, un mot qui était un outil comportemental dans l'analyse de crime pour la police lors d'enquêtes criminelles.

— Venons-en au plus intéressant, dit-elle, je parie que tu meurs d'envie d'entendre ce que j'ai à dire, pas vrai ? déclara-t-elle avec un regard triomphant alors qu'elle posa devant moi deux dessins que je n'avais pas dessinés.

J'étais effectivement très curieux...

— Ces deux-là ont été dessinés par Tsukimori-san.

... de savoir comment Misaki Takaoka allait « profiler » Yôko Tsukimori.

— En tant que prof d'arts plastiques, je dois dire qu'ils sont parfaits. Enfin presque. Elle a suivi à 100% les règles.

Un des dessins était un portrait de Chizuru Usami. Comparé à son dessin, mon croquis disgracieux de Kamogawa était comme le jour et la nuit. Je ne lui arrivais pas à la cheville même en prenant en considération que Kamogawa lui-même était disgracieux.

Néanmoins, Misaki Takaoka sembla contrariée.

— Mais l'artiste en moi, si je peux me permettre de me décrire ainsi, me dit que je n'ai pas souvent l'occasion de voir un dessin à la fois si beau et pourtant si terriblement plat.

J'avais beau être un parfait profane en art, je pouvais voir que le dessin de Tsukimori était parfait dans le sens où il était presque aussi précis qu'une photo, mais cette précision tatillonne était justement ce qui le rendait plat.

— Elle est en fait exactement comme toi, Nonomiya-kun. Il n'y a pas le moindre signe d'intérêt dans ses dessins, soupira-t-elle en me lançant un sourire ironique. On peut aisément reconnaître que c'est une excellente élève avec la composition et le trait parfait de ses dessins. Je parie qu'elle est consciente de la « meilleure » façon de dessiner chaque trait. Elle ne fait que suivre les codes, ce qui fait que ses dessins se trouvent être paisibles, ou plutôt académiques et sans émotion de mon point de vue. Pour être franche, ses dessins manquent complètement d'émotions, ce qui renforce cette impression d'absence de sentiments.

Je m'entendis déglutir.

— Garde à l'esprit qu'elle dessinait de vraies personnes. Bah oui, normalement, quand on dessine quelqu'un, l'impression qu'on a de cette personne se retranscrit d'une façon ou d'une autre dans le dessin. Par exemple, ton dessin de Kamogawa-kun suinte littéralement de mécontentement ! ria-t-elle ce qui fit rebondir son décolleté. ... Mais il n'y a pas la moindre once d'émotion dans ses dessins comme tu peux le voir, continua-t-elle. On ne voit rien dans le miroir émotionnel qu'est l'art, et c'est ce qui me chiffonne. J'ai également pu voir certaines peintures de nature morte dessinées par Tsukimori-san, et tu sais quoi ? On voit pas la différence quand elle dessine une personne ou une pomme.

Il y avait quelque chose que seule Misaki Takaoka, une prof en arts plastiques, aurait pu découvrir.

— Tsukimori-san peut sembler sociable et délicate, mais je suis persuadée que c'est pas son vrai visage...

Avec son regard aiguisé fixé sur les dessins de Tsukimori, elle ressemblait à un médecin légiste. Tout en l'observant de profil, elle me rappelait un certain détective frivole. Lui aussi avait décrit Tsukimori comme quelqu'un de « trop parfait et donc suspecte ». Sûrement que le pressentiment de Misaki Takaoka et l'intuition de ce fin détective étaient de nature similaire.

— Quoi qu'il en soit, il y a un dessin où elle a ajouté une touche émotionnelle.

Sur ces paroles, elle sortit un autre dessin et me le tendit. En réalisant qui était cette personne familière, je fus un peu pris de surprise.

— ... Seulement quand elle te dessine toi, Nonomiya-kun ! Au premier abord, on dirait que c'est pareil qu'avec ses autres dessins, mais en regardant de plus près, on remarque qu'elle a corrigé à plusieurs reprises certaines parties. C'est à ce moment-là que ça a fait tilt et que j'ai compris que t'étais spécial pour elle, Nonomiya-kun.

À côté de moi se trouvait une femme énervante avec un vilain sourire narquois sur le visage.

— Alors ? J'ai vu juste, pas vrai ?

Sans dire un mot, je vidai ma tasse de café glacé d'une traite et me tournai dans sa direction.

— Madame Takaoka, commençai-je avant d'aller droit au but, tout à l'heure, quand on était dans le couloir, vous avez mentionné la mort des parents de Yôko Tsukimori, n'est-ce pas ?

Tout en me regardant droit dans les yeux, elle soupira :

— ... Une question en guise de réponse ?

— Franchement, c'était très déplacé de votre part. Remémorer ce genre d'évènement tragique à une élève est vraiment un manque de considération.

— Oh, t'es sans pitié, toi. Est-ce que tu me pardonnerais si je te disais que c'est sorti tout seul parce que j'étais très inquiète à son sujet ?

Malgré ma remarque acerbe, la professeur n'avait montré aucun signe d'affaiblissement... ce qui avait prouvé mon hypothèse.

— Bien sûr que non. Vous aviez une preuve ou une raison claire de mentionner ses parents.

Soudain, elle fut tout sourire et se mit à applaudir devant son décolleté.

— Comme je le pensais, t'es vraiment un fin observateur ! Mon intuition était parfaite !

— J'aurais préféré que vous répondiez à ma question plutôt que de me complimenter.

— T'es un garçon intéressant, Nonomiya-kun. Je pense que je peux comprendre pourquoi Tsukimori-san est attirée par toi.

Je fronçai les sourcils.

— Pitié ! Ne fais pas cette tête-là ! plaisanta-t-elle en baissant la tête. Bah... je pense pas que je devrais m'expliquer sans aucune compensation, alors laisse-moi ajouter une petite condition. Si tu réponds favorablement, je répondrai à mon tour à ta question.

Je me crispai, me méfiant de ce qu'elle pouvait mijoter, mais vu qu'il n'y avait pas d'autres moyens, je décidai d'accepter son offre et demandai :

— Que voulez-vous ?

— À compter de demain, j'aimerais que tu viennes ici et que tu sois mon modèle pendant quelques jours, dit-elle avec un sourire enchanteur.

Son regard triomphant me donna des frissons dans le dos, mais j'acquiesçai malgré tout :

— ... D'accord.

Ma sale manie avait pris le dessus. Bien que je n'étais pas satisfait du résultat, je mourrais non seulement d'envie d'en apprendre plus sur sa relation avec Tsukimori, mais j'étais également très intrigué par sa personnalité méfiante. Pouvoir passer plus de temps en sa compagnie était en phase avec mon désir d'en savoir plus sur Yôko Tsukimori.


Partie 3[edit]

Le lendemain matin, j'entrai dans la classe et m'assis à ma place, ce après quoi Yôko Tsukimori se tourna dans ma direction depuis le siège voisin et me demanda :

— Alors, comment était le remontage de bretelles ?

— Elle m'a rappelé à quel point mes dessins étaient nuls et m'a convaincu de poser mon pinceau une bonne fois pour toutes.

— C'est tout ?

— ... C'est tout. Madame Takaoka m'a simplement conseillé de faire preuve de plus de motivation en dépit de mon véritable niveau et de mon indifférence envers l'art.

Elle me regarda minutieusement avec ses yeux bien formés qui étaient bordés par de longs cils, mais après avoir entendu mon explication, elle mit brusquement fin à la conversation avec un ton direct et désintéressé :

— Si tu le dis.

Plus tard ce jour-là, après les cours, Tsukimori ajusta sa chevelure noire tout en disant, « Allons-y, Nonomiya-kun. », comme si c'était la chose la plus naturelle au monde.

— Non, répliquai-je d'un ton direct. Est-ce que tu pourrais prévenir M. Kujirai que je serai absent aujourd'hui encore ?

Les yeux de Tsukimori se plissèrent en une lune décroissante.

— ... Je sais que c'est une question stupide, mais ce n'est pas un rendez-vous avec madame Takaoka, n'est-ce pas ?

Sa réaction fut parfaitement compréhensible, vu que je venais juste de voir cette même personne la veille.

— Et alors ? C'est pas tes oignons.

Ma réponse se trouva être plus froide que prévue, même si j'ignorais si c'était du fait de mes scrupules ou de son regard incisif.

— Excuse-moi si tu l'as mal pris. Je n'ai pas l'intention de me mêler de tes affaires, dit-elle avant de me lancer un léger sourire. Mais j'aimerais que tu te rappelles qui va devoir expliquer la raison de ton absence à « Mirai-san »...

Je recouvris mon visage à cause du choc.

« Nonomiya, sale tire-au-flanc ! Tu te crois au-dessus de la mêlée, c'est ça ? »

Un impressionnant rugissement faisait écho dans mon esprit. J'avais presque oublié... Il était parfaitement impossible que Mirai-san me laisse m'en tirer après avoir séché le boulot deux jours d'affilée sans une raison digne de ce nom. Elle était bien plus autoritaire que M. Kujirai alors qu'elle n'était même pas employée à temps plein. Si j'étais Saruwatari-san, je me serais fait sans l'ombre d'un doute passer à tabac le lendemain.

— Mais disons que... je ne suis pas d'accord avec ce genre de choses, mais vu que c'est toi, Nonomiya-kun, je pourrais trouver une excuse si tu le souhaites. Ceci dit, je pense que je mérite de connaître la vérité. Tu ne crois pas ?

Sa demande était justifiée — j'étais censé la traiter avec le plus de sincérité possible en échange de lui confier la dangereuse tâche d'aller négocier avec la « bête ».

— ... Je suis contraint de prendre des cours supplémentaire en arts plastiques parce que j'ai de très mauvaises notes.

En mettant de côté la sincérité, la véritable raison gravitait autour de Tsukimori elle-même, alors je ne voyais pas comment je pouvais lui dire la vérité. Connaissant sa vivacité d'esprit, elle avait sûrement vu clair dans mon explication improvisée, mais je n'avais pas d'autres choix que de me conformer à mon excuse.

— Hein ? Alors c'est comme ça que tu me renvoies la pareille, Nonomiya-kun ? Soit. J'ai plus d'un tour dans mon sac, dit-elle tout en balançant ses hanches féminines sur le côté tout en me dévisageant.

Il était rare qu'elle montre son insatisfaction aussi ouvertement alors que d'habitude, elle jouerait la fille compréhensive malgré ses véritables sentiments. Tout en étant incapable de déterminer si elle jouait un rôle ou si elle était vraiment en colère, c'était sûrement la première fois que je la voyais dans cet état.

— Ne t'inquiète donc pas, Nonomiya-kun — je vais dire à Mirai-san que tu es occupé à peloter ta prof d'arts plastiques super sexy.

— A-Attends ! Il y a des choses sur lesquelles il faut pas plaisanter, et tu le sais bien !

— Oh, et aujourd'hui va être une journée chargée. Du fait d'une absence imprévue, je vais devoir m'occuper de plus de tables encore une fois.

Tsukimori quitta la classe d'une pique finale qui dégoulinait de sarcasme.

Le simple fait de penser à la prochaine fois que j'allais aller travailler me donnait la migraine.

Je ne pouvais pas nier la description d'une certaine fille au sujet de Misaki Takaoka : une prof super sexy. Cela dit, le genre de chose que cette fille avait imaginé n'était pas arrivé une seule fois.

— Madame Takaoka...

— ... Arrête de bouger, Nonomiya-kun, on a presque fini. Sois un bon garçon et tiens bon encore quelques instants.

Vu que je posais en tant que modèle, je n'avais pas le droit de parler, et encore moins de bouger. Apparemment, Misaki Takaoka divergeait de sa propre norme quand il était question d'art et était on ne peut plus sérieuse.

Arg, je savais pas que poser pouvait être aussi crevant.

Alors qu'elle me dessinait pendant environ une heure à chaque fois, je regrettais amèrement d'avoir accepté sa demande sans réfléchir.

Quand elle eut fini pour la journée, j'avais les jambes engourdies et mal à la nuque. Je bougeais comme un robot qu'on avait oublié d'huiler, debout sur le piédestal.

— Haha ! Regarde-toi ! dit-elle alors en se moquant de moi.

Je me sentais humilié.

D'un autre côté, je n'avais pas d'autres choix que de prendre sur moi, vu que finir mon portrait avait été la condition qu'elle m'avait imposée.

Néanmoins, le temps passé à discuter avec elle avant de rentrer chez moi s'était avéré en valoir immensément la chandelle et cela compensait tous mes efforts.

— T'as vu comme Usami-chan refuse de changer sa façon de dessiner même si ça signifie ignorer l'équilibre global du dessin. C'est quelqu'un de très borné — le genre de personne qui a une vision très réduite quand elle est concentrée. Mais autrement dit, elle est très pure et loyale. C'est tout à fait compréhensible qu'une fille aussi simple soit appréciée de tous.

La façon d'observer les gens à travers leurs dessins qu'avait Misaki Takaoka était unique et extrêmement intéressante. J'étais bête de l'éviter parce qu'elle avait l'air pénible, alors que c'était quelqu'un d'aussi intéressant.

Hélas, c'était un sujet en soit qui n'avait rien à voir avec mon véritable objectif. J'étais ici pour découvrir ce que cette prof savait de Yôko Tsukimori.

Qu'allait-elle me dire au sujet des parents de Tsukimori...?

Tout en étant incapable de saisir la personnalité de Misaki Takaoka, j'étais persuadé que tout ce qu'elle disait était avéré, étant donné son exceptionnelle capacité d'analyse des humains. Il était difficile à déterminer si elle était de notre côté ou non de toute façon.

Tout dépendait de sa réponse. En fonction de ce qu'elle savait, il était entièrement possible qu'elle devienne mon ennemi.

Néanmoins, ce n'était que mon égo qui parlait. Je n'essayais pas d'être un héros qui protège Tsukimori des ténèbres. Ce qui me motivait était simplement le désir de monopoliser son secret.

... Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi sans aucun incident particulier, jusqu'au dernier jour. Jour à partir duquel le bruit courait dans l'école que Misaki Takaoka et moi-même sortions ensemble.

Ce jour-là, j'avais été forcé de rester sans bouger plus longtemps que d'habitude. En fait, mes bras et jambes étaient tellement engourdis que je commençais à craindre de finir par me transformer en une statue. Tout ça parce que Misaki Takaoka avait dit qu'elle pensait être en mesure d'enfin finir son dessin.

— ... Et voilà ! J'ai fini !

Juste au moment où j'allais émettre une ou deux plaintes, j'étais enfin libéré.

— Splendide, si je peux me permettre. Viens par ici, Nonomiya-kun, regarde !

Qui l'eut cru ? Elle me faisait signe de regarder alors qu'elle avait refusé de me montrer les progrès de sa peinture à l'huile jusqu'ici !

Il allait sans dire que j'étais curieux de voir comment elle m'avait dessiné. Je sautai du piédestal... et quelques instants plus tard, le dos d'une chaise heurta le sol en lino et un talon aiguille vola dans les airs.

J'avais fait une connerie. Du fait que j'étais resté longtemps sans bouger, mon corps était aussi engourdi qu'une poupée en bois et mes jambes refusaient de bouger, comme si elles avaient pris racine — j'avais immédiatement perdu l'équilibre en me levant et je trébuchai. Bien entendu, si ça avait été tout, l'histoire se serait terminée là, sous réserve que j'étais prêt à accepter un gênant contretemps. Hélas, la direction et le timing de mon trébuchement furent purement et simplement désastreux.

La scène donnait l'impression qu'un élève avait lâché les rênes de son désir sexuel et s'était jeté sur sa charmante prof.

— ... Aww, Nonomiya-kun, je te savais pas aussi entreprenant, dit la femme avec des yeux captivés.

La douce sensation dans la paume de ma main, qui semblait engloutie à l'intérieur, était sûrement due au fait qu'elle ne portait pas de soutien-gorge.

— Tu veux que je te récompense avec mon corps ? D'accord, je ne suis pas contre me laisser faire de temps en temps, donc disons que ça me va !

Oui — j'étais à califourchon sur le corps voluptueux de Misaki Takaoka qui était aussi doux qu'un oreiller de plume.


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Les boutons de sa chemise ont dû se défaire pendant la chute — ses doux seins étaient excessivement visibles alors qu'ils étaient en passe de retrouver leur liberté. Ses cuisses nues se dévoilaient sous sa jupe relevée — qui était déjà suffisamment courte — et en fonction de l'angle de mon regard, j'étais persuadé de pouvoir jeter un œil au vêtement se cachant en dessous.

— ... J-Je suis désolé.

J'essayai de soulever mon torse, mais étant toujours engourdi, il n'obéissait pas à son maître. Et alors, comme pour m'achever, « Excusez-moi, est-ce que madame Takaoka est... », une fille entra au pire des moments possibles.

Il allait sans dire que les rumeurs de notre « relation interdite » s'étaient répandues comme une traînée de poudre le lendemain.

L'alliance de Kamogawa m'accueillit avec des sourires emplis de dégoût, en me demandant « de venir par ici deux minutes », avant de me noyer de toutes sortes de questions. Usami, d'un autre côté, râla et tempêta contre moi, disant que j'étais « un maniaque des seins finalement », non sans me traiter de « cochon » et de « pervers ». Et comme si ça ne suffisait pas, le proviseur adjoint me convoqua via les haut-parleurs de l'école et nous sermonna Misaki Takaoka et moi-même pendant de longues minutes.

Quant à Yôko Tsukimori, elle m'accosta et me murmura à l'oreille :

— Un accident, hein ? Tu crois que je vais gober ça ? Je veux dire... tu m'as bien sauté dessus une fois, pas vrai ?

Je ne savais pas quoi répondre à ça.

Quelques jours après ce funeste incident dans la salle de préparation :

— C'était vraiment la faute à pas de chance, ria Misaki Takaoka.

Ce à quoi je répondis :

— ... Ne vous comportez pas comme si ça ne vous concernait pas.

Je manquais clairement de mordant par rapport à d'habitude — j'étais agacé par toute cette histoire. Pourquoi il a fallu que je me retrouve au milieu de tout ça ?

Même s'il est vrai que j'avais été imprudent, c'était un accident. J'avais vraiment manqué de chance.


Partie 4[edit]

Cela faisait une semaine que je n'étais pas venu travailler au Victoria.

M. Kujirai et Saruwatari-san m'accueillirent avec un chaleureux « ça faisait un bail », tandis que Mirai-san me gratifia d'un âpre « Nonomiya, sale tire-au-flanc ! Tu t'es cru au-dessus de la mêlée, hein ? » Exactement comme prévu.

Je m'étais mentalement préparé à toutes sortes de remarques ironiques de la part de Mirai-san. En fait, sa franchise et son attitude directe étaient bien plus facile à gérer comparativement à la façon dont me traitait une autre personne.

Oui, ce qui me donnait le plus mal à la tête était l'attitude de Yôko Tsukimori. Elle la jouait silencieuse.

Non seulement elle ne me salua pas, mais elle ne fit pas de remarque sarcastique pour autant — elle se contenta de faire son boulot de serveuse sans rien dire et m'ignora complètement.

Je me demandai si Tsukimori m'en voulait toujours d'avoir fait tomber Misaki Takaoka malgré que j'avais bien insisté auprès d'elle sur le fait que c'était un accident.

J'en conclus qu'il serait une mauvaise idée de faire une histoire sur la véracité de ce qui s'était passé, et avait donc décidé de la laisser tranquille jusqu'à ce qu'elle redevienne normale.

Hélas, au moment où elle dit au revoir au reste de l'équipe et qu'elle eut quitté la pièce sans avoir échangé le moindre mot avec moi de toute la journée, je ne pus me résoudre à rester les bras croisés plus longtemps.

— C'est un peu excessif, tu sais. Ton attitude te mènera nulle part, dis-je en découvrant sa silhouette élancée dans une sombre allée adjacente qui menait à la station.

Rien que le fait de la regarder de dos en disait long sur son mécontentement. Donner libre cours à ses émotions ne lui ressemblait vraiment pas. Son attitude me paraissait vraiment puérile pour quelqu'un qui gardait toujours la tête sur les épaules et qui semblait parfaite à tous les niveaux.

— Je suis pas d'humeur à jouer au jeu du chat et de la souris avec toi. C'est une perte de temps, ajoutai-je.

Je ne pouvais pas m'empêcher de sentir qu'il y avait un « truc » derrière son comportement inhabituel.

— Si t'as un truc à dire, alors vas-y !

J'essayais d'obtenir une explication à son attitude déroutante tout en tentant de la rattraper, mais tout ce que je pus entendre furent ses bruits de pas qui résonnaient dans l'allée.

Légèrement agacé, je saisis sa main. Hélas, elle s'extirpa sans dire un mot ni même me regarder, et continua de marcher en direction de la station.

Tout en regardant ma paume vide, je fis claquer ma langue. À quoi je joue ? On dirait un de ces types pathétiques qui s'accrochent coûte que coûte à leur ex. En vain.

— Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça...?

Agacé de passer pour un idiot, j'arrêtai de la suivre. Mais je ne pus m'empêcher de lâcher une dernière remarque pour calmer mon irritation.

— Si tu veux me faire des reproches, alors vas-y, te prive pas ! Par contre, écoute-moi bien : je jure sur mon honneur que j'ai rien fait !

Ma voix résonna dans l'allée. Crier sur quelqu'un sans espoir d'obtenir une réponse fut une expérience des plus misérables.

Juste après m'être retourné, j'entendis de rapides bruits de pas s'approchant de moi par derrière. Avant que j'aie le temps de me retourner, elle me tira vers elle par ma cravate.

Devant moi se trouvait une fille qui ne m'était pas familière. Elle me lança un regard avant de dire :

— Pourquoi...? Pourquoi tu ne comprends pas ?

Bien entendu, il s'agissait de Yôko Tsukimori, mais l'expression de son visage était si inhabituelle que j'avais l'impression d'être avec quelqu'un d'autre. Elle ressemblait presque à une deuxième Chizuru Usami.

— Tu ne comprends vraiment rien au cœur des filles, dit la fille tout en lançant un regard boudeur dans ma direction, en gonflant ses joues légèrement rouges, la bouche en cul-de-poule.

C'était un visage puéril et boudeur comme Usami faisait souvent.

Mais la personne sous mes yeux n'était pas Usami. C'était Yôko Tsukimori, la beauté talentueuse et bien élevée que tout le monde admirait.

Pour être tout à fait franc, je ne savais pas quoi faire. J'étais tellement confus que je commençais à avoir peur.

— Nonomiya-kun ? Réponds-moi... Pourquoi est-ce que tu es retourné voir madame Misaki après cet incident ?

— Je...

Je ne savais pas quoi dire.

— Pourquoi tu ne veux pas t'expliquer...? Tu me caches encore des choses ?

Son regard direct était difficile à supporter.

Il n'y avait qu'une seule raison pour laquelle j'étais allé voir Misaki Takaoka : pour qu'elle respecte sa part du marché qui était resté en suspens à cause du contretemps. Hélas, jamais je n'aurais pu expliquer ça à Tsukimori.

— Nonomiya-kun, ne me dis pas que tu es tombé amoureux de...

Tout à coup, mon sang se mit à bouillonner. Ça suffit, pensai-je.

— Même si c'était le cas, pourquoi je devrais me soucier de ton avis ?

J'en avais ma claque. C'était Yôko Tsukimori la source de tous mes ennuis après tout. À cause d'elle, j'avais dû poser contre mon gré, et j'avais fini par me retrouver au cœur d'un désagrément des plus difficiles à supporter, et j'étais allé voir Misaki Takaoka avant que les rumeurs ne se tarissent complètement.

— ... Tu as demandé « pourquoi » ? répliqua-t-elle promptement.

Son visage s'approcha alors si proche du mien que je pouvais compter chacun de ses longs cils et discerner clairement le scintillement de ses yeux noirs.

— Si tu crois que tu ne vas pas le regretter, alors je vais devoir te l'expliquer dans tous les détails et m'assurer que tu ne poses plus jamais la question.

J'avalai ma salive. Je sentis la pression pure sous mes yeux. Si l'habituelle Tsukimori était de la glace gelée, alors la Tsukimori actuelle était de la glace brûlante.

— Tu l'ignorais ? Il se trouve que je suis une fille vraiment agaçante...

Au moment où elle prononça ces mots, Tsukimori posa son autre main sur le nœud de ma cravate et le serra vigoureusement.

Après avoir eu la gorge serrée de la sorte, je m'accroupis et poussai un gémissement.

— ... Je risque de ne plus être en mesure de me retenir si je venais à te donner la raison. Néanmoins, si tu es prêt à sacrifier ton avenir, alors je me ferais un plaisir de t'expliquer.

Yôko Tsukimori esquissait un sourire en forme de croissant de lune tout en me regardant m'étouffer. Alors que j'essayais de calmer ma respiration, je dévisageais distraitement la fille immorale qui se tenait devant moi. Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine.

Yôko Tsukimori n'était pas quelqu'un de normal. Mais pour une certaine raison, elle ne me paraissait pas folle non plus.

Peut-être était-ce parce que j'étais — moi-même fou d'une certaine façon.

— ... Je suis désolée, Nonomiya-kun. Quelque chose ne tourne pas rond chez moi. Oublie ce qui s'est passé ce soir, dit-elle soudain, rompant le silence et baissant la tête de honte.

Puis, elle passa sa main dans sa chevelure noire de façon élégante, et quand je regardai à nouveau, se tenait là la Yôko Tsukimori posée que je connaissais.

— À demain, dit-elle de façon calme et habituelle, et partit comme si de rien n'était.

J'étais toujours abasourdi alors que je regardais sa silhouette élancée qui s'éloignait lentement de moi.

Ce fut alors que je me mis à me demander à quel point je connaissais Yôko Tsukimori.

J'avais l'impression que je la connaissais plutôt bien, mais peut-être que je n'avais vu qu'une fraction de sa véritable nature.

Alors que j'observais le croissant de lune argenté qui se tenait haut dans le ciel, je me mis à réfléchir sur la question de façon distraite.


Partie 5[edit]

Il n'y eut aucune conversation entre Tsukimori et moi quand je vins en cours le lendemain. Nous nous sommes effectivement salués, mais j'évitai tout contact prolongé avec elle. Il en était sûrement de même pour elle. On ne s'ignorait pas vraiment, et on n'était pas non plus en mauvais termes.

Je ne savais pas ce qu'il en était pour Tsukimori, mais de mon côté, je ne savais pas trop comment l'approcher à cause de l'impact qu'avait eu l'incident de la veille sur moi.

Bien que j'eusse agi pour le compte de Yôko Tsukimori, elle ne l'avait jamais demandé. J'avais fait tout ça de mon propre chef.

Plusieurs jours s'écoulèrent pendant lesquels nous maintinrent une distance entre nous deux. J'étais étrangement timide et même Tsukimori se comporta de façon un peu maladroite.

Quand on partait au boulot, on le faisait séparément. Du coup, je n'appris son absence ce jour-là qu'après mon arrivée au Victoria.

— Hm ? Yôko t'a rien dit alors que vous êtes dans la même classe ? Bref, elle va prendre quelques jours à cause d'un problème personnel !

De quel genre de problème il s'agit ? me demandai-je.

Dans le même temps, Mirai-san esquissa un sourire taquin et continua :

— En parlant de ça — il paraît que tu t'es amusé à peloter une prof sexy de ton bahut.

— ... Qui t'a raconté ça ?

— Riko[1].

Arg, celle-là alors. Toujours à se mêler de tout.

— Ben, mon cochon, faut croire que c'est fini entre Yôko et toi, dit Mirai-san.

— Fini de quoi ? On est juste camarades de classe et collègues. C'est tout.

— Écoute, t'es sûrement en faute ici, alors va implorer son pardon et ramène-la au Victoria et fissa, ok ?

Sur ces mots, Mirai-san me donna une grande tape dans le dos. Un arg sortit de ma bouche du plus profond de mon être. Incapable de supporter la douleur, je m'accroupis.

— C'est pas drôle quand Yôko est pas là ! Dépêche-toi de te rabibocher avec elle ! dit-elle avec une voix oppressante.

C'est pas juste. Alors que mon regard errait, les yeux à moitié ouverts, j'aperçus M. Kujirai et Saruwatari-san se cacher dans un coin de la cuisine. Quand nos regards se croisèrent, ils détournèrent les leurs immédiatement.

Au grand regret de tous, il n'y avait personne pour résister à la tyrannie de Mirai Samejima, à part Tsukimori qui n'était pas là.

Le lendemain, en classe, j'attendis l'occasion de parler à Tsukimori.

Pour éviter tout malentendu : pas pour Mirai-san, et donc pas pour m'excuser. J'étais juste curieux. Curieux de ce qui pouvait être suffisamment important pour qu'elle n'aille pas travailler.

Tout en l'observant, je remarquai un détail. Un subtil changement dans son attitude, que je n'aurais pas remarqué habituellement, attira mon attention.

Tsukimori était étrangement tourmentée.

Par exemple, elle n'arrêtait pas de regarder l'heure pendant les cours, et elle avait même fait tomber deux fois son stylo. Son attitude était truffée de subtiles irrégularités.

Au moment où la cloche de l'école annonça la pause-déjeuner, Tsukimori se leva et quitta silencieusement la classe. Ça ne sentait vraiment pas bon. Sans une once d'hésitation, je me décidai à la suivre.

Sa destination se trouva être la salle des profs. Pendant une seconde, je me suis dit qu'elle avait été convoquée par un prof, mais il était très improbable que quelqu'un comme Tsukimori puisse être du genre à être tourmentée par une convocation.

Après avoir gardé un œil sur la porte de la salle de prof de loin pendant quelque temps, Tsukimori sortit en compagnie d'une prof. À ce moment-là, je sentis que mon cœur était sur le point de lâcher.

— ... Que fait Tsukimori avec cette femme ?! me demandai-je à moi-même avant de faire claquer ma langue.

La prof en question n'était autre que Misaki Takaoka avec un sourire charmeur.

Les deux se mirent en marche. Je les suivis tout en gardant une distance de sécurité pour ne pas me faire remarquer.

Elles marchèrent pendant quelque temps avant de s'arrêter à l'entrée des visiteurs. Misaki Takaoka demanda à Tsukimori de s'assoir, et les deux s'assirent sur un sofa en cuir. Il n'y avait personne à part elles.

— ... C'est un bon endroit à cette heure de la journée quand on veut être tranquille, entendis-je la professeur dire tandis que je me cachai derrière un pilier, pour pouvoir épier leur conversation.

Mon cœur battait comme si je venais de finir une course.

— Du coup, je comprends de ta visite que tu t'es enfin décidée.

— ... Oui. Si vous tenez votre promesse et que vous me dites tout ce que vous savez, madame Misaki.

Misaki Takaoka arborait un large sourire satisfait sur son visage. Yôko Tsukimori, d'un autre côté, était étrangement docile. Elle est tendue...?

— Et puis, continua Tsukimori, ne dites rien de tout ça à Nonomiya-kun.

— Oh...? Vraiment ? Bah, si tu veux.

Ma tête se mit à tournoyer et à surchauffer en tentant de comprendre la signification de cette conversation ambigüe.

— Ok, Tsukimori-san, on se voit après les cours alors.

— Oui... hm, rendez-vous... dans la salle de préparation, c'est bien ça ?

Elles mirent un terme à leur conversation sur ces paroles et s'en allèrent.

Même après qu'elles étaient parties, je me trouvai incapable de bouger de ma cachette pendant un moment. J'avais beau retourner le problème dans tous les sens, j'en arrivais toujours à la pire des conclusions.

À savoir à la conclusion que Misaki Takaoka avait approché Yôko Tsukimori au sujet de la mort de ses parents.

J'étais en colère après Misaki Takaoka vu qu'elle relançait Tsukimori avec ce sujet, mais je réalisais qu'elle ne m'avait jamais promis de ne pas le faire. Je n'avais personne vers qui diriger ma colère.

Je me souvins de ma conversation avec Misaki Takaoka quelques jours auparavant. Elle avait rempli sa part du marché, bien qu'un peu tard du fait du contretemps.

Dès que l'agitation avait enfin commencé à se calmer, je m'étais faufilé dans la salle de préparation.

Si quelqu'un m'avait vu, les rumeurs au sujet de Misaki Takaoka et moi auraient sûrement repris de plus belle, mais je voulais savoir ce qu'elle savait au sujet des parents de Tsukimori le plus vite possible.

Après lui avoir demandé de tenir sa promesse, elle me montra deux dessins. C'étaient ceux de Tsukimori, ceux que j'avais déjà vus. L'un d'entre eux dépeignait Usami et l'autre moi.

— Vous me les avez déjà montrés, non ?

Ma question circonspecte fut répondue par un sourire narquois de sa part. Au début, je me sentis un peu vexé, mais quand la femme m'expliqua, je perdis ma langue.

— Pour tout te dire, ces deux dessins ont été dessinés avant et après les « problèmes » de Tsukimori. Est-ce que tu peux voir lequel est lequel, Nonomiya-kun ?

À contrecœur, je demandai en réponse :

— Et vous...?

Misaki Takaoka haussa les épaules et secoua la tête négativement. Pour une raison que j'ignorais, cela me donna des frissons.

— Bien entendu, il est facile de le voir à partir de la date au dos, mais je suis incapable de faire la différence en regardant ses dessins. C'est tout bonnement impossible. Pour une fille normale de son âge, quelque chose d'aussi trivial que l'amour est suffisant pour faire déborder un dessin de toutes sortes d'émotions ! Maintenant, si on considère la perte d'un parent, il devrait absolument y avoir un changement d'une façon ou d'une autre, tu ne penses pas ?

Elle lâcha un léger rire.

— ... Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver ? Comment a-t-elle pu maintenir son tempérament parfait même après la perte successive et rapide de ses deux parents...? Nonomiya-kun, tu sais quelque chose ?

J'avalai ma salive, confronté par son sourire prédateur.

— ... Je crains que non. Je n'en ai pas la moindre idée.

J'étais perplexe, bien entendu, mais dans le même temps, je me sentais soulagé.

— Tout ce que je sais, c'est qu'elle n'est pas n'importe qui, répondis-je en prétendant ne pas savoir quoi ajouter.

— Haha, gloussa-t-elle. Ouais, elle est tout sauf ordinaire. C'est pas tous les jours qu'on croise quelqu'un qui est à la fois belle et parfaite en même temps, ria-t-elle d'un air heureux.

Tout comme un certain détective frivole qui avait été alarmé par son sixième sens que Yôko Tsukimori était trop parfaite, Misaki Takaoka avait remarqué quelque chose d'anormal à travers ses dessins.

Néanmoins, ce n'était pas suffisant pour résoudre le mystère entourant Yôko Tsukimori. Tout du moins, cela ne valait pas les recettes de meurtres que j'avais trouvées.

Qui plus est, elle n'était au final qu'une prof d'arts plastiques, alors il n'y avait aucune raison de m'inquiéter.

Mon mauvais pressentiment s'était évaporé.

... Et pourtant, les mots alarmants de Misaki Takaoka et l'étrange comportement de Yôko Tsukimori tourmentaient mon esprit.

Comme la prof l'avait elle-même dit, Tsukimori semblait parfaitement calme même après avoir perdu ses parents. Il en fallait beaucoup plus pour qu'elle expose ses sentiments aussi ouvertement.

Il était tout à fait compréhensible si elle s'était ouverte à moi, mais il était absolument insensé qu'elle le fasse en face de tout le monde.

Soudain, je me rappelai de ce que Misaki Takaoka avait dit à la fin de notre conversation.

« Ça aurait du sens si tout le monde était attiré par elle. Après tout, elle a su attirer mon attention également. Mais je parie qu'il est inutile de l'approcher de façon frontale. Je veux dire, c'est un prodige qui cache ses véritables pensées. Ça te dirait de me dire comment t'y es parvenu, Nonomiya-kun ? »

À ce moment-là, je ne l'avais pas prise au sérieux et l'avais repoussée, mais en y repensant maintenant, elle devait avoir trouvé un moyen particulier et indirect de s'en prendre à Yôko Tsukimori.

De toute façon, je vais pas avoir d'autres choix que d'attendre la fin des cours pour voir ça de mes propres yeux, me dis-je à moi-même pour me calmer.


Partie 6[edit]

Après la fin des cours, je suivis Tsukimori. Elle se dirigeait vers la salle de préparation mentionnée un peu plus tôt ce jour-là.

Peu après être entrée dans la pièce, la porte fut fermée avec le clic de la serrure, ce qui résonna en moi comme un mauvais présage. Après m'être assuré d'être seul, je m'avançai jusqu'à la porte, posai mon oreille contre elle et retins ma respiration.

— ... Ça me fait plaisir que tu sois là, Tsukimori-san. Commençons sans plus attendre, mais laisse-moi te prévenir : je ne vais pas me retenir.

— ... Madame, un instant s'il vous plait.

— ... Qu'y a-t-il ? Me dis pas que t'as changé d'avis.

— ... Non, donnez-moi juste une seconde pour me préparer mentalement.

Du fait de la porte qui nous séparait, j'avais du mal à comprendre la conversation malgré qu'elles étaient plus proches de moi qu'à midi.

— ... Hmm, Tsukimori-san. Je suis désolée de te dire ça, mais t'as déjà atteint le point de non-retour. Tu vois, pour moi aussi, il y a des choses sur lesquelles je ne suis pas prête à céder.

— ... Je comprends. Il en est de même pour moi.

Le bruit disparut. Je mourrais d'envie de savoir où elles se tenaient et quelle était l'expression de leur visage. À en juger non seulement par leur échange mais également par le ton de sa voix, il était évident que Tsukimori était tendue.

Le silence continua pendant un moment. Comme j'étais trop concentré pour ne rien louper, je pouvais clairement discerner les bruits de la cour, les bruits de pas et les voix des lycéens qui allaient rentrer chez eux. Pire, mon cœur battait si fort qu'il me paraissait bruyant et je commençais à avoir l'impression d'entendre le sang qui circulait dans mes veines et la sueur qui ruisselait le long de ma peau.

Ce fut grâce à mes sens alors aiguisés que je pus détecter quelqu'un arriver dans ma direction à temps. Je m'éloignai rapidement de la porte et me dirigeai vers la fenêtre en prétendant être occupé avec mon portable.

Après quelques instants, le gardien de l'école traversa le couloir derrière moi.

Je poussai un soupir de soulagement et me remis à écouter à travers la porte.

— ... T'as peur ?

— ... Hein ?

— ... Aw, tu t'en rends pas compte toi-même, hein ? Tsukimori-san... Tu trembles, tu sais ?

Je me crispai. Mais qu'est-ce qu'il pouvait bien se passer à l'intérieur ?

— ... Ah, je m'attendais pas à ce que la Miss Parfaite que tu es ait une facette aussi mignonne, ria la femme sèchement. ... J'aurais aimé montrer cette petite fille à Nonomiya-kun.

Le bruit si singulier des talons aiguilles sur le lino se fit entendre dans la pièce.

— ... Hm... tu te retiens trop.

— ... À mon grand regret, je dois admettre que je n'ai jamais fait ça auparavant, alors je...

— ... Ce serait plus facile si tu me montrais tout ?

— ... Hein ? ... Madame Misaki...?

— ... C'est bon. Fais-moi confiance. Je vais te libérer.

— ... Non... Madame Misaki... Ne vous approch- KYA !

Tsukimori poussa un cri. À cet instant précis, je démarrai au quart de tour et saisis la poignée pour entrer, avant de me rappeler que la porte était fermée à clé au moment de tirer.

Il y avait deux façons d'entrer dans la salle de préparation — si je ne pouvais pas entrer par-là, je devais emprunter l'autre porte.

Je me ruai immédiatement vers l'entrée de la salle d'arts plastiques, qui était située à quelques mètres de là où je me tenais. Je saisis la poignée et tirai.

— ... Dites-moi que c'est une blague.

Hélas, la porte de la salle d'arts plastiques était également fermée à clé.

Pendant un moment, j'envisageai simplement d'enfoncer la porte, mais malheureusement, la chance était contre moi, compte tenu de mon physique. Et puis, ma plus grande peur était que ce tapage ne puisse nuire à la situation de Tsukimori.

Qu'est-ce que je fais ? Chercher un double dans la salle des profs ? Non, pas assez réaliste. J'ai aucune raison pour qu'on me le donne et ça prendrait trop de temps.

Rester les bras croisés n'allait pas aider non plus. Je me mis en marche et courus dehors pour regarder les fenêtres. Peut-être qu'avec de la chance, je pouvais en trouver une ouverte.

J'arrivai dehors, reprenant mon souffle, et fut confronté à la dure réalité. Putain de monde de merde !

D'un simple coup d'œil, je réalisai que toutes les fenêtres étaient fermées et je fus dévasté par le désespoir et l'impuissance. J'avais espéré au moins pouvoir jeter un coup d'œil à ce qui se passait à l'intérieur, mais la vue était obstruée par un épais rideau.

L'inquiétude de ce qui est caché. La peur de l'inconnu. Seules des images négatives me traversèrent l'esprit.

Par exemple — les images commencent par une jolie prof caressant une belle élève à la lumière de la nuit, ce après quoi elle se sert de ses connaissances avancées pour exposer le corps nu de l'innocente fille avant de l'emmener en haut de l'escalier menant à l'âge adulte — je perdis mon calme juste en imaginant ça.

— ... Une seconde...

Est-ce vraiment une coïncidence ? Ce serait pas Misaki Takaoka qui a fermé toutes les fenêtres ? Serait-ce un piège vicieux qu'elle a mis en place ?

Peut-être que Tsukimori était sa cible depuis le tout début et que j'étais juste un outil pour parvenir à ses fins ? Elle s'est servie de moi pour menacer et contraindre Tsukimori d'une façon ou d'une autre. Je ne vois pas d'autre possibilité qui pourrait expliquer pourquoi Yôko Tsukimori — une fille que je considère comme parfaite à tous les niveaux possibles et imaginables — se comporterait de façon aussi embarrassée et parlerait de façon aussi tendue.

Que faire que faire que faire que faire que faire que faire que faire que faire ?

La décision que je pris l'instant d'après était audacieuse et ne me ressemblait pas.

Je retirai rapidement ma chemise, la pliai en forme de sac et jetai quelques pierres trouvées par terre à l'intérieur. Puis, je nouai les manches ensemble et percutai le paquet de pierres contre l'une des fenêtres de la salle d'arts plastiques.

Le verre vola en éclat avec un bruit sourd. J'enfonçai mon bras dans le trou, ouvris la fenêtre et sautai à l'intérieur. Sans attendre, j'ouvris la porte de la salle de préparation en grand.

— Tsukimori !

Les deux filles se tournèrent dans ma direction et me lancèrent un regard perplexe.

— ............ Hein ?

Il y a ces phrases du genre « Est-ce la réalité ? » ou « J'ai l'impression de rêver » qui est employée quand on est complètement pris par surprise, et effectivement, c'était ce que je ressentais à ce moment-là. J'avais même envisagé de me pincer.

Belle et blanche. Devant moi, je vis une œuvre d'art d'un autre monde dépourvue d'impuretés et poussée à la perfection.

Pour décrire la situation autrement...

... Yôko Tsukimori était nue.

Plus précisément, devant moi se trouvait Yôko Tsukimori, et elle posait en sirène qui aurait échoué sur une plage sur le piédestal qui était recouvert par une longue fourrure, et son corps était enveloppé par un linge blanc, mais comme le tissu était transparent, elle était effectivement nue.


Gekkou ss2 part-6.jpg


Bon, je pensais que j'étais au bout de mes surprises, mais la réaction qu'elle eut à ce moment-là fit vibrer mes cordes sensibles encore plus que le fait qu'elle soit nue.

Yôko Tsukimori rougit comme une tomate au moment où elle remarqua mon regard.

Elle s'accroupit et se retourna, me dévoilant son dos laiteux.

Le mieux que je pouvais faire dans cette situation était de partir au plus vite, mais j'étais incapable de bouger.

Je me trouvai incapable de penser à autre chose que Yôko Tsukimori.

Au final, la fille accroupie lâcha d'une petite voix.

— ... Nonomiya-kun...

— ... Hm...?

— ... Est-ce que tu peux partir...

— ... Ah, je... je suis désolé.

Un garçon à moitié nu qui s'excusait à une fille complètement nue. C'était une scène bien curieuse à contempler.

Une seconde plus tard, un rire sec résonna dans la salle de préparation. Avant que je ne quitte la pièce, je tournis la tête et vis Misaki Takaoka rire à gorge déployée, les larmes aux yeux, et taper du poing sur la table.

— Beau travail, Nonomiya-kun !

Je pouvais comprendre pourquoi elle riait. J'aurais ri moi aussi — si je n'avais pas été impliqué.

Il y a cette phrase du genre « j'aimerais que le sol s'ouvre en deux et m'avale tout cru » qui est employée quand on se trouve dans une situation particulièrement embarrassante, et effectivement, c'était ce que je ressentais à ce moment-là. Je voulais que le sol me gobe d'une traite et me garde jusqu'à la fin de mes jours.

Je pédalais sur mon vélo à travers la ville tout en baignant sous la lumière du soleil couchant. Les pédales me semblaient plus lourdes qu'habituellement.

Derrière moi était assise Yôko Tsukimori qui était aussi silencieuse qu'une souris. Je pouvais comprendre. Personne n'aurait pu se comporter normalement après pareil choc.

Et je peux parler, moi.

J'avais beau avoir juré de ne plus jamais la laisser monter sur mon vélo, aujourd'hui, je lui étais entièrement reconnaissante d'être assise sur mon porte-bagages — de cette façon, je n'avais pas à la regarder en face.

Il s'était avéré que toutes mes peurs étaient infondées et que je m'étais juste emballé pour pas grand-chose.

Misaki Takaoka était intéressée par Tsukimori depuis un bon moment — elle voulait la faire poser pour elle. Nue. Étant quelqu'un qui n'était pas prêt au moindre compromis dès qu'il était question d'art, elle ne pouvait pas décemment laisser un modèle du potentiel et du charme de Tsukimori lui glisser entre les doigts et avait essayé à maintes reprises de la faire plier afin de faire de l'œuvre finale la pièce maîtresse de son exposition.

La teneur du marché qu'elles avaient fini par conclure demeurait un mystère — elles avaient toutes les deux refusé de me le dire — mais au final, Tsukimori avait accepté de poser nue.

Pour expliquer son comportement nerveux de l'autre jour, Tsukimori avait dit, « Crois-le ou non, mais je suis en fait une fille au cœur faible. » Qu'elle le soit ou non était matière à débat, mais apparemment elle était nerveuse à l'idée de poser nue.

— J'avais fini par y arriver et il a fallu que tu débarques et que tu gâches tout. On dirait que Tsukimori-san n'est plus en état de continuer, alors je crois qu'on va s'arrêter là pour aujourd'hui.

Je n'étais pas en position de me défendre, alors j'ai fini par me taire et laisser Misaki Takaoka me faire la morale. Elle m'avait même ordonné de ramener Tsukimori chez elle avec mon vélo.

En cassant cette fenêtre, j'avais visiblement touché une corde sensible dans le cœur d'une femme.

— Mais je ne peux que te féliciter pour ton acte, Nonomiya-kun ! C'est exactement ce que j'attends du sexe fort !

Elle avait fermé les yeux sur ce que j'avais fait.

Environ dix minutes s'étaient écoulées depuis qu'on était monté sur le vélo.

— ... Nonomiya-kun ? T'as un faible pour les femmes comme madame Misaki... pas vrai ? me demanda la fille derrière moi sans crier gare.

— ... D'une certaine façon, je dois admettre que oui.

Généralement, je ne répondais jamais aussi volontiers aux questions personnelles, mais ce n'était pas le genre de situations où je pouvais dire « non ».

— T'as aimé ça ?

— Aimé quoi...?

— T'as aimé touché les seins de la femme que tu aimes tant ? Madame Misaki m'en a parlé. Tu les as touchés, pas vrai ?

Merde. Cette imbécile a ouvert sa grande gueule.

— ... Non, comme je l'ai déjà expliqué plusieurs fois, c'était un accident. Une inévitable mésaventure.

— Mmm...? marmonna-t-elle avant de redevenir silencieuse pendant quelque temps.

Après un moment, elle murmura soudain :

— ... Est-ce que tu l'as aimé ?

— ... Aimé quoi ?

Je pensais avoir une idée de ce dont elle parlait, mais j'avais espéré de tout mon cœur que je me trompais.

— Mon corps.

Tout en me disant qu'une vieille excuse du genre, Pas vu d'assez près. Sais pas, n'avait aucune chance de passer, je ne savais vraiment pas quoi dire d'autre. Ou plutôt, j'étais sûrement censé la complimenter, mais j'étais bien trop gêné pour ça.

— Alors, est-ce que tu l'as aimé ? répéta-t-elle pour briser mon silence.

Cette fois-ci, sa question semblait un peu taquine.

— ... Sans commentaire.

— Je ne vais pas me contenter de ça. Je ne compte pas revenir bredouille alors que j'ai dévoilé mon corps, dit-elle en se penchant en avant. Est-ce que tu comprends la gravité de tes actes, Nonomiya-kun ? C'était la première fois de ma vie qu'un homme me voyait nue, tu sais ? Tu étais ma première fois.

Je ne pus m'empêcher de tousser.

— ... Est-ce que tu pourrais arrêter de le formuler de cette façon ? Et puis, c'était également juste un accident. C'est exactement pareil qu'un chien qui te mord. Il vaudrait mieux pour tous les deux qu'on se contente d'oublier ça.

— Un chien, oui ? Tu es un chien bien bavard, dis-moi. Est-ce que je devrais t'adopter et t'apprendre à devenir un bon petit chien obéissant ?

— ... Le chien que t'as adopté doit être profondément heureux. Enfin, je suis humain, alors ça me concerne pas.

— Bon, on y reviendra une prochaine fois.

Un murmure des plus alarmants parvint alors à mes oreilles. J'avais sincèrement espéré l'avoir mal entendu.

— Quoi qu'il en soit, continua-t-elle, je vais pas te laisser t'en tirer comme ça avant que tu me donnes tes impressions. Alors, est-ce que tu as aimé mon corps ?

— ... Je trouverai une réponse d'ici demain.

— Non, dit-elle en se cramponnant à moi.

Mon cœur se mit à tressaillir au moment où je sentis le doux corps de Yôko Tsukimori se presser contre le mien.

Elle l'a déjà fait une fois, mais je me rappelais pas qu'elle était aussi douce...

— ... Pour tout te dire, Nonomiya-kun, je — n'ai pas de soutien-gorge là.

Du fait de la choquante déclaration qu'elle avait murmuré à mon oreille, j'avais accidentellement perdu le contrôle de mon vélo et je titubai à gauche à droite pendant quelques mètres en tentant de reprendre mon équilibre.

— Ils ne valent certes pas ceux de madame Misaki, mais ils sont pas mal non plus, hein ?

J'étais parfaitement d'accord avec elle, mais ma fierté m'avait empêché de le dire.

— ... J'ai pigé, alors lâche-moi, tu veux.

— Dès que tu m'auras dit ce que tu penses de mon corps, dit-elle en se serrant encore plus contre moi.

Parce que je connaissais désormais les raisons, cette sensation affreusement douce passait de stimulus à poison mortel pour moi, un lycéen en parfaite santé.

J'hésitai entre la pousser de mon porte-bagages et simplement répondre à sa question. Finalement...

— ... Ouais, bah, t'es jolie... on va dire ?

J'avais pris l'amère décision de sacrifier ma propre fierté pour maintenir une position éthiquement respectable.

— Hm...? Qu'est-ce que tu viens de dire, Nonomiya-kun ? Ce quartier est tellement bruyant, je n'ai malheureusement pas pu t'entendre. Est-ce que tu pourrais répéter s'il te plaît ?

Évidemment, j'aurais mieux fait de la faire tomber de mon vélo même si cela signifiait ignorer les principes de l'humanité. Elle mentait éhontément — elle avait l'air heureuse après tout.

Je poussai un soupir théâtral et me répétai.

— ... J'ai dit, hm, que t'étais jolie, bon sang de bonsoir !

Mon cri résonna dans le quartier éclairé par le crépuscule. Je n'en avais plus rien à faire.

À cause de ça, les lycéens et les employés en costume qui étaient sur le chemin de la maison, et les femmes au foyer qui faisaient leurs courses, se tournèrent tous dans ma direction.

Je me mis rapidement à pédaler de toutes mes forces pour me sortir de ce quartier au plus vite possible.

Après avoir atteint un endroit relativement calme, je finis par ralentir à nouveau et tentai de calmer ma respiration.

— ... Hé, c'est pas ce qu'on s'était promis.

Elle se cramponnait toujours fermement à moi.

J'attendis pendant quelques instants, mais il n'y eut aucune réponse. Au moment où j'allais ouvrir la bouche pour me plaindre un peu plus, j'observai son reflet dans une vitrine et me tus.

Dans la vitrine — se trouvait une fille qui souriait béatement. Je n'avais jamais vu Yôko Tsukimori dans cet état.

Bien que je n'étais pas assez doué pour déterminer si elle souriait du plus profond de son cœur ou si elle faisait semblant comme d'habitude, je me sentis récompensé dans les deux cas, je me fichai pas mal de la vérité en fait. Après tout, j'avais pu voir une nouvelle facette de sa personnalité. Cependant, la phrase qui s'échappa ensuite de ses lèvres me laissa complètement pantois.

Bah, peut-être que la réaction la plus appropriée aurait été de rire, parce que si c'était une blague, elle était bien bonne.

— Je suis ravie que tu me complimentes, Nonomiya-kun. Je suis...

Elle pressa son corps fermement contre le mien et me murmura à l'oreille.

— ... une fille simple, non ?


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  1. Riko Saiketei est l'héroïne de Hennai Psychedelic, qui est une série du même auteur qui se déroule dans le même univers.